By André Gakwaya
Patrick “Kadhafi” Mwenedata est né le 17 mai 1982. Son père Marcel Sizeri, boulanger-pâtissier, est rescapé du génocide des Tutsi au Rwanda, tandis que sa mère Espérance Musasanzobe et son jeune frère ont été tués devant ses yeux, devant l’église catholique de Kibagabaga. Il nous livre son témoignage :
“Nous habitions (et habitons encore) près de l’actuel bureau du secteur Kimironko. À l’époque, nous dépendions administrativement de l’ancien secteur Remera et de l’ancienne cellule Kimironko. J’ai commencé mon école primaire à l’école protestante de Kibagabaga, mais en 1994, j’étais inscrit en 5ème année à l’école primaire de Remera, qui s’appelle aujourd’hui l’école internationale de Saint-Paul.
Je connaissais déjà la distinction entre Hutu et Tutsi puisqu’à l’école, les enfants tutsi et hutu devaient se lever à tour de rôle. Je savais aussi de quoi étaient capables les miliciens Interahamwe. Et puis, lors des manifestations politiques, nous entendions leurs slogans “Nous allons les exterminer”. Parfois, certains camarades de classe nous disaient que le moment venu, nous serions exterminés, nous cancrelats que nous étions. On était habitués à ce genre de propos qui nous terrorisaient, mais on espérait qu’un jour cette atmosphère haineuse allait cesser.
Le 6 avril au soir, nous étions en famille quand l’avion du Président Juvénal Habyarimana a été abattu. Nous avons passé la nuit chez nous, mais le lendemain, les choses avaient changé. La radio émettait de la musique classique et personne n’était autorisé à sortir de chez soi.
Certes, j’étais encore jeune, mais j’ai demandé ce qui s’était passé. On m’a dit que l’avion présidentiel s’était crashé et que le Président Habyarimana était mort. À ce moment-là, on entendait des tirs venant de Kanombe vers la zone du CND (Parlement). Nous sommes restés à la maison et nos parents avaient l’air d’avoir peur. On habitait un peu plus haut que la maison de notre grand-père. Le petit frère de Papa avait aussi une maison dans le voisinage. Nous entretenions de bonnes relations avec nos autres voisins. Papa et les autres adultes ont commencé à échanger des opinions sur ce qui se passait. Vers 9 ou 10 heures, notre employé de maison a voulu aller sur la grand-route, mais il est revenu rapidement en disant que les choses s’aggravaient et qu’un certain Jean-Pierre Nzaramba, un Tutsi, venait d’être tué. Les gens ont commencé à avoir peur et sont retournés chez eux. Nous sommes restés là jusqu’à 13 heures. Les gens qui habitaient au “Groupement” [croisement des rues principales de Kibagabaga et de Kimironko] et vers la BK [Banque de Kigali] ont fui et sont passés devant chez nous en disant : “Fuyez, fuyez ! Ce qui se passe est grave !” Ils étaient poursuivis par des Interahamwe. Mais nous sommes restés à l’intérieur de notre maison, portes fermées. Notre employé de maison est, lui, sorti voir ce qui se passait. Les miliciens ont arrêté leur course pour se ruer dans la maison d’un certain Bucyana en cassant les portes. Papa nous a alors dit de sortir de la maison parce qu’après être passés chez Bucyana, ils risquaient fort de s’en prendre à nous. En bas de chez nous, il y avait une maison en construction, qui avait tout de même des portes. Nous sommes entrés dedans avec Maman, alors que Papa est resté dehors pour voir ce qui se passait. Après, il est monté chez Grand-Père et chez mon oncle.
Nous avons passé la nuit dans la maison en construction. Le lendemain matin, nous avons appris que des familles voisines avaient été tuées, alors il nous fallait prendre la fuite. Nous sommes descendus en bas de Kimironko, à l’église ADEPR qu’on appelait “chez Mpambara”, car Mpambara était responsable de cette église. Nous y avons trouvé d’autres familles qui s’y étaient réfugiées et nous sommes restés trois jours dans cet endroit.
Au troisième jour, à Karama, là où il y avait d’autres réfugiés, des Interahamwe ont lancé une attaque. C’était le 10 avril. Les miliciens ont tué des gens et parmi ceux qui ont pu survivre, certains sont arrivés chez Mpambara. Nous, nous étions des enfants, mais on comprenait parce que les adultes étaient de plus en plus gagnés par la peur. Le soir, les miliciens nous ont attaqués. Nous étions à l’intérieur de l’église, ils nous ont demandé pourquoi nous étions ici et que ceux qui avaient de l’argent le leur donnent s’ils voulaient la vie sauve. Ils ont pris l’argent et sont sortis en disant qu’ils nous accordaient le pardon. Mais le matin, on a constaté que tout de même trois personnes, Sylvestre Niyomubisha et deux autres voisins, avaient été tuées : leurs corps gisaient devant l’église. Quand les hommes adultes ont vu cela, ils ont pris la décision de partir en se disant que les miliciens allaient revenir. Ils sont remontés vers chez nous. Mais notre Maman et nous-mêmes ses enfants sommes partis nous cacher chez nos coreligionnaires, une famille qui venait d’ailleurs prier avec nous lors de notre séjour à l’église ADEPR. Ils avaient d’abord proposé à Maman de me cacher chez eux. C’était le 11 avril.
Finalement, mon père les a convaincus de prendre aussi ma mère, le plus jeune et ma sœur. Nous nous sommes séparés de Papa. Dans cette famille chez laquelle nous allions passer quelques jours, il y avait Vestine, une jeune fille qui habitait encore chez sa mère (le père était décédé) et ses frères. C’étaient des Hutu, ils n’étaient pas pourchassés. De l’autre côté, mes grands-parents, mes tantes, ils formaient tout un groupe avec d’autres voisins. Ils sont sortis de l’église et sont remontés au quartier. Ils se sont tous cachés au même endroit, chez un Tutsi nommé Silas et ils ont été dénoncés par leurs voisins. On estime qu’une soixantaine de personnes ont été tuées lors de ce massacre du 11 avril. Beaucoup d’enfants n’ont pas été tués ce jour-là, sauf deux. Ce sont des voisins coreligionnaires venus nous rendre visite chez la jeune fille qui nous ont tout raconté. Nous étions d’ailleurs cachés tout près de cet endroit. D’autres personnes qui avaient l’habitude de prier avec nous ont été tuées lors de ce carnage.
Cinq jours plus tard, nous étions toujours dans la même famille, chez Vestine, et ses frères lui ont ordonné de nous chasser. Nous ne pouvions pas retourner chez nous, car nos maisons avaient été pillées et détruites, nos familles exterminées… Nous avons pris des chemins détournés, loin des barrières. Jusqu’à tomber nez à nez avec un certain Emmanuel Karangwa. C’était un voisin milicien. Il a dit à Maman : “Dans votre famille, ici, tout le monde a été tué. Mais à Kibagabaga, à l’église catholique, il y a des gens de votre famille qui sont toujours en vie. J’appris que depuis un certain temps, il n’y avait plus de violences. Vous ne devriez pas avoir de problèmes de ce côté-là.”
À Kibagabaga, Maman y avait toute sa famille. Les frères de Maman habitaient là, ils s’y étaient mariés. Nous avons donc cherché un chemin pour arriver là-bas. Nous sommes tombés sur un chef milicien appelé Bizimana. Il s’est exclamé : “Ah, tu es encore en vie ! Avance, les tiens sont encore là.” Devant l’église, nous avons rencontré d’autres miliciens qui nous ont au contraire barré le passage. Ils ont demandé à Maman d’où elle venait et lui ont indiqué qu’ils voulaient tuer ses garçons, donc moi et le petit de trois ans qu’elle portait sur le dos. Ma petite sœur Sylvie avait quant à elle cinq ans. Maman a imploré leur pardon. Elle n’avait pas d’argent sur elle. Elle leur a aussi dit qu’elle n’était qu’une simple cultivatrice. On m’avait déjà fait asseoir par terre, et ils voulaient que mon petit frère qui était sur le dos de Maman s’assoie aussi. Maman et Sylvie auraient la vie sauve, mais nous, les garçons, nous devions mourir.
C’est alors qu’un autre milicien a plaidé notre cause, disant que nous étions envoyés par Bizimana. Alors ils nous ont dit qu’ils ne nous laisseraient pas entrer dans l’église, mais que nous pouvions retourner chez nous. Arrivés au niveau de l’actuelle école Saint-Ignace, nous sommes retombés sur Bizimana. Cette fois-ci, il nous a ramenés lui-même et nous avons pu entrer dans l’église, mais pas à l’intérieur. Il y avait non seulement des gens à l’intérieur de cette petite église, mais aussi plein d’autres personnes de l’autre côté.
Dans les maisons derrière l’église, il y avait des gens qui étaient de la même famille que Maman. C’est là que nous les avons rejoints. Ma cousine, qui avait déjà un enfant, m’a pris à part et s’est mise à pleurer. Elle s’est demandée pourquoi nous venions ici, car ici aussi, il y avait des tueries au quotidien. Je lui ai raconté que nous avions été chassés de notre cachette, et qu’on nous avait orientés ici. Elle a demandé des nouvelles de mon père et je lui ai dit que je ne l’avais pas vu depuis plusieurs jours. On m’a parlé des membres de notre famille tués la veille. Un certain Damas, et une cousine appelée Mukarusanga. Une autre fille appelée Kamondo, ainsi que d’autres, tués précédemment.
Elle me disait que d’un moment à l’autre, les tueurs pouvaient venir en tuer d’autres, et effectivement, vers 16 heures, il y a eu une attaque. Je ne sais pas comment les miliciens ont été informés, mais ils sont allés chercher une quinzaine de Tutsi qui se cachaient chez un certain James. Ils les ont placés debout devant l’église, au milieu de la route. Les militaires sont arrivés avec leurs fusils. Ces militaires avaient leur position ici, derrière l’église. Ils ont ordonné que l’on fasse sortir d’autres Tutsi de l’église. Des tueurs sont entrés dans l’église et les maisons adjacentes et y ont sorti à peu près quatre-vingt personnes, dont nos mamans, sans compter les très jeunes enfants qui étaient au dos de leur mère.
Alors que j’observais tout cela, mon cousin s’est volatilisé, car il était habitué à ces scènes. Un cousin, Ntamanga Nsaziyinka, est resté introuvable. J’ai vu que ma sœur n’était pas dans la cohorte. Je voulais aller la chercher dans l’une des maisons pour la prendre par la main et nous en aller. Mais cette fois-ci, j’ai croisé un autre milicien qui était allé amener d’autres et il m’a empoigné. Ils ont ramassé presque tout le monde dans les maisons qui jouxtaient l’église, mais dans l’église, il restait encore du monde. Ils nous ont mis au milieu de la route et ont dit qu’il fallait faire vite, car il fallait qu’on amène ces gens chez le médecin. Un peu plus tard, ils nous ont mis en bas de la route, de l’autre côté de l’église, là où il y avait des euphorbes. Ils nous ont mis derrière ces arbustes. Ils ont actionné leur sifflet et ont commencé à découper, décapiter les gens avec des machettes, les frapper à l’aide de gourdins cloutés. C’est avec ce genre de gourdin qu’ils ont frappé ma mère, sous mes yeux. Celui qui me tenait au collet et qui disait “ce petit garçon, on va l’exécuter en dernier” a été distrait quand une Maman s’est levée et a tenté de s’enfuir. Il m’a lâché pour aller l’achever. Je ne sais quel instinct m’a ordonné de sortir de cette boucherie… Un militaire m’a vu sur la route et m’a demandé pourquoi je revenais. Je lui ai dit qu’on m’avait accordé le pardon. Il me laissa partir et je me suis mis en tête de retourner à Kimironko.
En discutant par la suite avec mes cousins, dont Ntare, j’ai appris que c’est de cette manière qu’on avait tué, un à un, les Tutsi qui étaient dans l’église. Je me suis rendu chez un militaire qui était de notre congrégation religieuse et chez qui des cousins s’étaient réfugiés. Des gens m’avaient dit que Papa s’était caché chez ce militaire. Mais quand je suis arrivé, Papa n’était plus là. J’ai passé quelques jours chez ce militaire. Il a fait fuir sa famille parce qu’il entendait les Inkotanyi arriver, Kimironko devenait une zone de combats avec le FPR.
Quand le militaire est parti, ses employés de maison nous ont chassés de la maison. Nous avons passé quelques jours chez d’autres voisins. Par chance, ma petite sœur Sylvie nous a rejoints et je ne sais pas exactement comment elle a pu réussir la prouesse de parvenir jusqu’à nous, mais je sais qu’à un moment, elle a vu des militaires et s’est réfugiée chez des gens en demandant à utiliser leurs toilettes, attendant que les militaires partent et qu’elle sorte de la toilette.
Chez le militaire où nous étions cachés, il y avait un petit cousin qui n’avait que quatre mois. Sa tante, qui était avec nous, était en 6ème année secondaire. Elle s’occupait de nous, mais ne pouvait pas sortir. J’ai été chargé d’aller chercher de la bouillie pour le bébé, car les autres étaient encore plus jeunes que moi. En chemin, je tombe sur un milicien nommé Tegejo. Il m’a dit que parfois, mes parents l’envoyaient puiser de l’eau, et que cette fois-ci, c’était mon tour. Il avait trois jerricans qu’il poussait sur une brouette. Il était armé d’un fusil. J’ai puisé l’eau en sa présence et nous sommes revenus à son domicile, près de chez moi. Il a déposé les jerricans et m’a ordonné de le raccompagner. Il y avait chez lui une jeune fille dont il avait fait son esclave sexuelle. Le papa de la fille habitait en bas et était encore vivant. Nous sommes allés voir ce papa.
Arrivés dans le quartier dit “Mushimire”, nous avons rencontré un autre milicien qui connaissait ma famille. Il a dit à l’autre milicien : “Mais pourquoi trimballes-tu ce cancrelat de chez Sizeri [le père de Patrick] et Kadogo [le petit frère de son père avait rejoint le FPR et c’est comme ça qu’ils appelaient les jeunes recrues du FPR] ?” Il a chargé son fusil et Tegejo a chargé le sien aussi, refusant qu’il me tue. Mais l’autre a tiré une balle qui m’a touché la peau de ma joue. Tegejo a voulu tirer aussi, mais les autres miliciens l’en ont dissuadé, disant qu’ils étaient comme des frères et ne devaient pas s’entretuer.
Tegejo m’a emmené à Kanombe afin que je puisse bénéficier des soins. D’autres blessés étaient en train d’être évacués, car le FPR approchait. Un des médecins a dit que même s’ils le pouvaient, ils ne soigneraient pas “cet Inyenzi”. Alors nous sommes revenus. Il a continué ses propres activités et m’a relâché. On était déjà le soir, je ne pouvais plus aller chercher la bouillie pour le bébé. J’étais de plus fatigué et je ne savais pas s’il y en avait encore. Ceux qui vivaient avec moi devaient penser que j’avais été tué. Là où on était, il y avait sept enfants. Quand les Inkotanyi se sont rapprochés, nous avions l’espoir qu’ils pourraient venir nous sauver.
Certaines personnes ont dit aux militaires gouvernementaux qu’il y avait un endroit où se cachaient des Inyenzi. Les militaires n’ont pas voulu que nous restions et ont exigé que nous suivions les autres. Ils pensaient que nous pourrions être identifiés et tués à des barrières. Nous avons passé quelques jours à Giporoso. Les réfugiés sont arrivés et nous en ont chassés. Et entretemps, l’enfant qui était sur le dos de la tante est mort. Nous sommes revenus jusqu’à Bibare et les miliciens ont à ce moment-là emporté ma tante, qui a dû être tuée, car nous ne l’avons plus jamais revue. Ils nous ont laissé en vie, disant qu’ils nous tueraient le jour de l’inhumation du président Habyarimana. Il y avait une barrière où on nous avait dit qu’on pourrait avoir quelque chose à manger, car il y avait un véhicule qui passait pour alimenter les miliciens. Ils acceptaient de nous nourrir, car le jour de notre mort, ils préféraient, disaient-ils, nous voir en bonne santé et bien en chair.
Nous dormions dans l’entrée d’une maison. Parfois, un milicien passait et pouvait nous gifler ou nous frapper. Au bout de quelques jours, nous avons rencontré par hasard un homme qui s’appelait Mohamed. Il nous a recueillis chez lui. Il s’est bien occupé de nous. Quelques jours plus tard, les miliciens se sont demandés où nous étions. Ils ont décidé de fouiller les maisons aux alentours. Quand notre protecteur a su cela, il nous a réveillés à quatre heures du matin. Il m’a orienté sur une route où il y avait des eucalyptus, et qui débouchait sur Giporoso. Nous sommes entrés dans une mosquée où, paraît-il, les miliciens ne pouvaient pas entrer. Il y avait d’autres personnes. Le soir, ils nous apportaient à manger. Et lors de la prise de l’aéroport par le FPR, nous avons suivi la cohorte des fuyards.
Arrivés à Kicukiro, nous avons revu Mohamed. Nous avons passé la nuit là-bas. Le lendemain, nous avons continué à marcher jusqu’à Butamwa. Il y avait beaucoup d’échanges de tirs, surtout que les militaires fuyaient aussi. Il y a une petite cousine du côté paternel, Liliane Umurungi (quatre ans), restée au milieu des corps, des cadavres. Peut-être à cause de la fatigue, de la faim, elle est restée là. Elle a pu survivre, au final. Elle a été retrouvée par les Inkotanyi, alors que les vers avaient commencé à la dévorer. Elle se trouvait au beau milieu des cadavres qui pourrissaient. Quand nous l’avons vue, elle était muette. Elle n’a pu parler correctement qu’à partir de la 6è année primaire. Et même actuellement, lors des commémorations, elle revit cette histoire cauchemardesque, traumatisée.
Nous avons continué et nous sommes arrivés en préfecture de Gitarama après avoir traversé la rivière Nyabarongo. J’étais avec Kayitesi (dix ans, grande sœur de Liliane), Tintin (sept ans), D’Amour (trois ans)… Á l’endroit appelé “Ku Mugina”, nous avons été séparés de notre protecteur Mohamed. Il a essayé de nous défendre en disant que nous étions ses enfants, et puis les miliciens ont mis à côté Tintin, et celui-ci a dit, tout penaud, la vérité, que Mohamed n’était pas son père, et qu’on l’avait croisé par hasard sur la route. Il a dit aussi que sa mère avait été tuée par des miliciens…
Alors, les tueurs nous ont emmenés au bord d’une fosse creusée dans une bananeraie. Ils ont tué les enfants à coups de massues en les jetant dedans. J’ai été le seul survivant parmi ces enfants : ils s’apprêtaient à me donner un coup de massue, mais je me suis jeté dans la fosse. Ils s’imaginaient que j’allais mourir au fond de ce trou et ils sont partis. Le trou faisait peut-être dix mètres de profondeur, mais il n’était plus si profond, car beaucoup de corps étaient entassés. Ils avaient dit aller chercher des pierres pour me lapider, mais il s’est mis à pleuvoir. J’ai réussi à escalader les parois, car il y avait des petits creux auxquels je pouvais m’accrocher. Ces petits trous était faits pour que ceux qui creusaient puissent remonter. J’ai longé la route pour ne pas rencontrer de barrière, puis je suis arrivé au centre-ville de Gitarama.
À Cyakabiri [un quartier de Gitarama], j’ai pu aussi avoir de la chance. J’avais faim, j’ai demandé à manger à un militaire. Il m’a conduit dans un centre de santé où étaient amenés des militaires blessés. Il m’a demandé de rester là et m’assura qu’il ne m’y serait fait aucun mal. Il m’a montré l’endroit où j’allais dormir. Il était militaire, donc il partait dans des opérations. Je restais avec lui quand il ne travaillait pas. Un jour, alors que j’allais puiser de l’eau, j’ai rencontré un adjudant qui habitait en bas. Il m’a dit que s’il me revoyait dans le camp, il me tuerait. Le soir, j’en ai parlé à mon protecteur. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter, que l’adjudant n’était pas propriétaire du camp.
Le surlendemain, je suis retombé sur l’adjudant qui m’a amené à une barrière et a dit aux miliciens : “Voyez où vous pouvez mettre ce cancrelat !”. Ils m’ont descendu vers un centre de formation de l’État. Il y avait un trou. Ils m’ont dit de mettre les pieds dedans. Ils m’ont interrogé sur mes origines. Ils me traitaient d’Inyenzi, je leur répondais que je n’en étais pas un, que j’étais parmi les réfugiés et que je les avais perdus en cours de route. Or, derrière la bananeraie, quelqu’un se cachait. Il est sorti en courant et mes bourreaux se sont mis à le poursuivre. J’ai pu repartir en ville.
Les Inkotanyi sont arrivés et j’ai commencé à fuir avec les autres. J’essayais d’éviter les gens originaires de Kimironko, de peur d’être reconnu. Arrivé à Nyakabanda, à la frontière avec la commune de Satinski, j’ai vu que ceux qui étaient soupçonnés, adultes ou enfants, étaient jetés à la rivière. On ne regardait même pas leur carte d’identité. Ils leur disaient de montrer leurs mains, leurs côtes, leurs visages.,, Alors j’ai pris la décision de rebrousser chemin.
Quand j’arrivais à une barrière, je faisais semblant de pleurer. Je suis retourné au centre de Nyabikenke. Il faisait nuit. Je me suis assis. Un homme est venu, je lui ai demandé à manger. Il m’a demandé où je comptais dormir. Il m’a pris chez lui, m’a donné à manger et j’ai dormi profondément jusqu’au lendemain 10 heures du matin.
Je leur ai dit que je venais de Kigali, que j’étais en train de fuir et que j’avais perdu les miens en cours de route. Ils m’ont proposé de m’emmener chez les religieuses, car je pourrais peut-être y retrouver ma famille. Moi, j’avais décidé de rebrousser chemin pour y rencontrer les Inkotanyi. Je leur ai finalement dit que j’avais perdu les miens depuis longtemps, sans leur dire qu’ils avaient été tués par les miliciens. Je leur ai dit que je préférais, soit rester là, soit rebrousser chemin. Ils ont accepté que je reste.
Au bout de quelques jours, les Inkotanyi sont arrivés. Ils nous ont dit de retourner dans nos maisons et de ne pas avoir peur. Ils ont invité la population à une réunion de pacification appelant à déposer les armes, car la paix était revenue. Quand je suis arrivé à Nyabikenke, les tueries avaient cessé, il n’y avait plus de barrières, ni de gens à tuer. La vie a repris son cours : les agriculteurs cultivaient, et moi, je gardais les vaches.
Au bout de quelques jours, nous avons appris que Kigali était libérée, puis que le gouvernement avait été mis en place. J’étais toujours logé dans la même famille, celle de Félicien Munyankindi. Ce dernier avait un petit frère nommé Silas, qui était commerçant. Il est venu chercher des marchandises à Kigali, puis il est revenu en disant que tout était revenu à la normale. L’idée était donc que la prochaine fois, j’irais à Kigali, pour voir. Aux mois d’août-septembre, je suis revenu avec lui. Nous avons dormi à Kicukiro.
Le lendemain, il m’a demandé si je me souvenais encore de là où j’habitais. C’était un dimanche. Arrivés à IAMSEA [entre Remera et Kimironko], nous avons croisé un ancien camarade de classe hutu, et il me dit : “Kadhafi, tu reviens de ton exil !” J’ai eu peur. Les miliciens nous poursuivaient-ils encore ? Il me raconta qu’il voyait de temps en temps mon père. Arrivé près de chez moi, j’aperçois Maman Ruseruka, une dame qui priait avec ma mère. Elle fut très surprise de me revoir. Elle m’a chaleureusement salué et m’a demandé d’aller saluer aussi son mari Karemera. Ils m’ont confirmé que mon père était encore vivant et à la maison. Cela m’a un peu surpris, car il ne devait y avoir plus de portes, ni de fenêtres, et encore moins de choses à l’intérieur. Quand je suis arrivé, il y avait mêmes des rideaux. J’ai toqué à la porte. Papa a ouvert.
Nous nous sommes retrouvés, il vivait avec ma petite sœur. Il est allé réveiller ma petite sœur pour qu’elle vienne me saluer, mais elle a préféré rester dans son lit ! J’ai remercié les gens qui m’avaient accompagné, dont Silas.” (Fin)