
By Alain Destexhe*
Hier j’ai raconté le drame de Nturo. Aujourd’hui le trajet sur la route chaotique vers le village incendié.
En quittant Goma, nous passons devant les traces du camp de déplacés de Mugunga récemment évacué. J’avais visité ce camp en septembre 1994, alors qu’il était rempli de génocidaires hutus rwandais (j’y reviendrai). Depuis, ce camp et les autres dans la région sont devenus le centre d’un immense business humanitaire (j’y reviendrai aussi).
Juste avant Saké, on aperçoit l’énorme camp fortifié des FARDC, ainsi que des forces d’intervention sud-africaines, tanzaniennes et malawites, vaincues mais toujours présentes. À Saké, je visite l’hôpital où MSF-Belgique intervient. Diarrhées bactériennes, fièvre typhoïde et choléra (endémique dans la région) sont les principales pathologies.
Après Saké, le paysage change progressivement. D’abord, la plaine fertile autour de Goma avec des nombreuses cultures de bananiers, puis la route grimpe à travers de magnifiques collines boisées et cultivées, où les populations vivent de l’agriculture, du sorgho notamment.
Plus haut, nous atteignons les majestueuses montagnes herbeuses du Masisi, qui rappellent la Suisse. Jadis, avant 1994, des milliers de vaches paissaient ici. Aujourd’hui, elles ne sont plus que quelques dizaines. Nous sommes en territoire d’éleveurs, à 2 400 mètres d’altitude, mais on voit aussi de rares cultures des pommes de terre et de petits pois.
Tout au long du trajet, nous croisons des habitations traditionnelles en bois, élégantes, à un étage et aux toits très pentus, mais aussi des abris précaires faits de tiges de bananiers et recouverts de bâches du HCR, le Haut-commissariat aux réfugiés, récupérées dans les camps de déplacés. Ces derniers abritent ceux dont la maison a été détruite ou nécessite une réparation.
Je m’arrête souvent pour discuter avec les rapatriés. Tous expriment leur satisfaction d’être rentrés chez eux, mais l’inquiétude pour les mois à venir est omniprésente. Ils ont besoin de semences et de houes pour cultiver leurs terres, et certains ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence. Le Programme alimentaire mondial et la FAO seront-ils à la hauteur ?
À part MSF et une église locale, l’aide internationale est quasi inexistante. Pourtant, dans les camps, ces mêmes populations recevaient une assistance humanitaire. L’argument de l’insécurité ne tient pas : ces zones sont sous le contrôle total du M23. Je voyage sans escorte, simplement accompagné d’un chauffeur-traducteur, et jamais je ne me suis senti en danger.
Partout, la pauvreté est extrême. Les habitants sont mal habillés, mal chaussés, parfois pieds nus. Ici aussi, le contraste avec les campagnes rwandaises est frappant, bien que le Rwanda soit lui aussi un pays pauvre. Autre différence : au Rwanda, les villageois ne demandent pas d’argent aux étrangers, alors qu’ici, les personnes seules que je croise le font quasi systématiquement.
Nous croisons des dizaines de villageois, notamment des jeunes filles et de très jeunes enfants, portant sur leur dos d’énormes charges de récoltes ou de charbon de bois, attachées à leur front par un tissu. Et même des femmes portant bébé et charges ! Ces scènes offrent certes des photos “exotiques”, mais la réalité est accablante. Dans ce paysage magnifique et fertile, voir ces enfants courbés sous le poids de leurs fardeaux est profondément attristant.
Qu’a fait l’État congolais pour ces populations depuis l’indépendance ? Rien, encore une fois. Ah si, il a construit une ligne électrique… qui n’alimente pas les villages, mais uniquement la ferme de Kabila !
Si ces agriculteurs disposaient d’une piste en bon état, ils pourraient vendre leurs surplus alimentaires à Goma. Et les éleveurs du lait et des vaches ! Mais en une journée, nous avons croisé des milliers de paysans, mais seulement quatre camions et des motos surchargées, peinant dans les montées et dévalant sans casque les descentes de ces routes chaotiques, mettant en grand dangers les passagers.
Le dos meurtri, émerveillé par la beauté du paysage, mais attristé par la misère des habitants et révolté contre les dirigeants/bandits congolais, nous arrivons enfin à Nturo, village tutsi incendié en octobre 2023 (voir épisode précédent). (Fin).
*Alain DESTEXHE, Sénateur honoraire belge, Ancien secrétaire général de Médecins sans frontières (MSF) international, Initiateur en 1997 de la Commission d’enquête du Sénat belge sur le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994.