Premièrement, en cette journée – l’heure, le jour, la semaine, l’année – nous sommes dans la 28e année, et nous nous souvenons, et c’est un moment où les gens n’ont pas de mots.
Et ce n’est pas dû au soi-disant manque de liberté d’expression, auquel certaines personnes font référence en parlant du Rwanda. Ça c’est ridicule. Cela n’a aucun sens. Mais la raison pour laquelle certains disent cela est claire.
Imaginez le témoignage que nous venons d’entendre, des gens qui sont traqués, jour et nuit, pour ce qu’ils étaient, et pour certains, ce qu’ils sont encore aujourd’hui.
Maintenant, imaginez si ceux d’entre nous qui étions armés, nous nous étions permis de poursuivre ceux qui tuaient les nôtres sans discrimination et les avions tués. Nous aurions eu raison de le faire, mais nous ne l’avons pas fait, nous les avons épargnés.
Certains d’entre eux sont encore vivants aujourd’hui – dans leur maison, dans leur village, d’autres sont dans le gouvernement, ils font des affaires – certains qui ont joué un rôle dans le génocide, ou qui en ont profité. Nous ne les avons pas tués, et pourtant, les gens ont le culot de dire ce qu’ils disent à propos de nous, et de continuer de faire ce qu’ils font contre nous jusqu’aujourd’hui.
Laissez-moi vous dire, nous sommes un petit pays, mais en matière de justice, nous sommes grands, et certains d’entre eux sont de grands et puissants pays, mais quand il s’agit de justice, ce sont de très petits pays.
Ils n’ont aucune leçon à donner à personne, parce qu’ils font partie de cette histoire qui a vu plus d’un million de personnes périr. Ils en sont la cause, les Rwandais n’ont fait qu’exécuter et tuer leurs compatriotes. Nous connaissons tous l’origine de cette histoire, c’est le résultat de cette histoire.
Donc la raison même de notre souffrance, de ce que nous avons enduré ici, est la raison pour laquelle ils ne nous laisseront jamais en paix. Ils veulent couvrir leurs responsabilités. Ils veulent couvrir leur silence quand des millions de rwandais avaient besoin qu’ils parlent, qu’ils parlent pour leur venir en aide.
Alors à la fin, l’histoire est devenue celle de dire : « vous savez ces Rwandais, ces Africains, ils s’entretuent ». S’entretuer, comme si personne n’avait tort ou raison. Non, nous ne sommes pas tous les mêmes. C’est pour cela que nous n’avons pas tué un million de personnes en plus du million de personnes que nous avions perdu du fait de ces criminels.
Certains d’entre eux sont même protégés par ces mêmes pays qui nous parlent de justice et qui donnent des leçons sur ce qu’est la justice.
Laissons de côté la justice, parlons d’autre chose.
Ils parlent de démocratie, ils parlent de tout un tas de choses. Autant que je sache, il y a trois systèmes qui gouvernent ce monde. L’un est la soi-disant démocratie, l’autre est ce qu’ils appellent l’autocratie et le troisième entre les deux, celui qu’on ne nomme pas, et qui est très puissant, c’est l’hypocrisie, voilà les trois systèmes. La démocratie, l’autocratie et entre les deux le plus puissant, silencieux mais très efficace, l’hypocrisie.
Mais nous avons appris notre leçon, nous porterons tous les noms que les gens nous donnerons, ce n’est pas un problème. Mais la leçon que nous avons apprise, et la leçon que certains d’entre nous savions depuis le début, est que peu importe où vous allez, il n’y a pas une personne de plus importante qu’une autre, personne n’a une vie plus importante qu’une autre personne.
Personne n’est plus important que nous, personne n’a de vie plus importante que les nôtres.
Pourtant nos vies ont été détruites, gaspillées, comme le témoignage de ce jeune homme le raconte. Je dis tout cela pour nos jeunes, oui, ceux qui sont nés à ce moment-là et qui ont 28 ans aujourd’hui. Grandir leur apprend les leçons de notre histoire. L’histoire de ce pays, le pays où l’on trouve des hommes et des femmes si courageux.
Certains aiment parler de héros, mais j’ai un problème avec le mot « héro » ainsi qu’avec sa définition, car il n’y a pas de héro dans une situation comme la nôtre. En effet, quand on parle de héros, on parle de situations tellement mauvaises qu’il a fallu des héros pour faire ce qu’il fallait faire pour se sauver et sauver les autres de ce qui allait arriver.
Je me demande si il n’aurait été préférable de ne pas vivre cette situation plutôt que d’avoir des héros.
Parce que dans notre situation, comment peut-on devenir un héro ? On sait qu’on a perdu plus d’un million de personnes. Il y a eu plus de morts que de personnes qui auraient pu et auraient dû être sauvées. Cela veut dire que dans notre situation, il n’y a pas de héros. Nous aurions préféré ne pas en avoir. Cela aurait été mieux.
Autre problématique avec ce mot, c’est que l’on peut aussi fabriquer des héros, on peut décider de baptiser quelqu’un de héro, surtout quand on en a le pouvoir. On peut le fabriquer et si quelqu’un ose dire quelque chose, on le fait taire. C’est ce que je veux dire quand je fais référence à ceux qui ont du pouvoir, ces grands pays qui sont très petits quand il s’agit de justice.
Ils parlent même de libertés, alors que l’on sait qu’ils inventent des histoires à propos des gens, des peuples, du Rwanda, du Génocide. Et quand vous voulez argumenter avec des faits, quand vous présentez les faits, ils ont encore ce pouvoir d’empêcher ceux qui souhaitent vous donner l’espace pour exprimer vos opinions, pour répondre, ou argumenter. Mais ce sont eux qui nous accusent d’empêcher la liberté d’expression.
Ce dont je parle n’est pas une vieille histoire. Cela arrive tous les jours. Ils ont leurs espaces, certains très puissants, où ils falsifient les faits à notre propos, à propos des Rwandais, à propos du Génocide, à propos de notre histoire. Et quand quelqu’un essaye de dire que ce qu’ils racontent n’est pas correct, que ce n’est pas vrai et qu’il y a des faits pour le démontrer, on se rend compte qu’ils se sont tous mis d’accord et que les canaux par lesquels on aurait pu communiquer ou répondre, ne veulent pas nous écouter car ils veulent continuer à raconter les mêmes fausses histoires. Les seules histoires qu’ils veulent que tout le monde entende.
Mais ne vous y trompez pas, dans ce pays, notre pays, aussi petit qu’il soit, nous ne sommes pas un petit peuple.
Comme nous l’avons fait dans le passé, guidés par la vérité et par ce qui était juste, nous n’avons pas utilisé, ni les moyens ni les possibilités que nous avions, pour tuer ceux qui ont tué notre peuple.
Vous imaginez, que certains doutent du système de justice rwandais, alors que dans notre constitution, dans nos lois, nous avons aboli la peine de mort. Alors que certains de ces puissants pays utilisent, encore aujourd’hui, la pendaison et l’électrocution.
En fait, que nous ayons même pensé à abolir la peine de mort à un moment où nous avions tellement de personnes que l’on aurait pu pendre avec raison, et que des gens passent à côté de ce fait, qu’ils ne comprennent pas que nous sommes un pays de justice, un pays de droit, qui croit en la règle de droit. Si nous n’y croyions pas, nous n’aurions pas fait tout cela.
Qu’on ne vous mente pas, il n’y a eu aucune pression. Nous avons fait tout cela de nous-même, personne ne nous a influencé, personne ne nous a mis de pression. D’ailleurs, qui aurait pu nous mettre la pression alors qu’eux-mêmes n’appliquent pas ces lois chez eux.
On a même pardonné à des gens qui sont associés à tout ça. Comment est-ce arrivé ? Nous l’avons entendu dans le témoignage, ces gens qui ont pris part à tout cela, qui continuent et qui oublient qu’on leur a pardonné. Ils sont pardonnés, ils ont été jugés par nos cours, ont été condamnés à de nombreuses années, et au milieu de leur peine, nous leur avons pardonné. Et après, ces mêmes personnes sont supposées amener la démocratie au Rwanda ? C’est une blague. Et vous la faites au mauvais endroit, là où on comprend beaucoup de choses à propos de nous-même, nos limites, mais aussi le pouvoir que nous avons de défendre et de protéger notre pays et notre peuple.
Ces personnes qui racontent n’importe quoi, tout le temps, ils devraient prendre le temps de se remémorer la situation telle qu’elle était. Ils devraient aussi se rappeler que cette situation a produit des gens différents dans notre pays aujourd’hui. Nous devons nous assurer que nos enfants et nos petits-enfants comprennent cela et qu’ils soient là pour leur pays et pour leur peuple.
Nous savons tout cela, mais nous connaissons aussi nos limites. Nous n’avons ni le pouvoir de les arrêter, ni de les prévenir. Mais nous avons le pouvoir de les confronter. Et même si ça se passe tous les jours, ça donne à certains d’entre nous l’occasion de rappeler aux gens ce qui s’est passé.
Je ne peux pas terminer sans remercier les leaders de notre pays, les citoyens de notre pays, les jeunes gens qui trouvent la force en eux d’être des gens normaux, compte tenu de ce qu’ils ont vécu. Je suis toujours surpris de voir tant de personnes qui arrivent à puiser l’énergie en eux-mêmes de vivre une vie normale, malgré tout.
Mais le plus important, c’est que ces leçons très dures ne doivent jamais être oubliées. Durant les 28 dernières années, chaque année qui passe, nous rend plus forts et meilleurs.
Et pour être ce que l’on veut être, nous devrons décider pour nous-même. Personne ne doit choisir pour nous ce que nous voulons être.
Et pour ceux qui racontent de fausses histoires… A vrai dire, la majorité des gens reconnaissent ce qui s’est passé ici, et nomment ce qui s’est passé comme il doit être nommé.
Mais certains disent : « non, vous voyez, il n’y a pas que les Tutsi qui sont morts, d’autres sont aussi morts ». Ça, c’est évident. Dans cette situation, ce qu’ils disent est évident – qu’il n’y a pas que des Tutsi qui soient morts – mais ce n’est pas de ça dont nous parlons ici.
Vous savez et ceux qui veulent savoir savent, qu’il y a des gens qui ici étaient appelés « cafards ». Le nom cafard était réservé à un groupe spécifique de personnes. Donc quand ils tuaient, ils tuaient des cafards. C’est ce qu’ils disaient et ils le disaient publiquement.
Alors quand on dit que ce génocide visait les Tutsi, comment peut-on dire que c’est faux ? Comment peut-on le questionner ? Comment peut-on argumenter que c’est faux ? A moins qu’il y ait autre chose, que vous ayez un autre problème.
Et c’est comme ça qu’on donne la place à tous ces génocidaires, de parler, de promouvoir la démocratie, leur nouvelle « race » de gens préférés qui sont démocratiques, qui veulent amener la démocratie au Rwanda, ce pays qui manque de démocratie, de liberté d’expression et de tout ce qui est normal et humain.
Ok, mais que faites-vous si quelqu’un vous insulte ? Vous acceptez. Il vaut mieux ne pas répondre. Vous avalez ça et vous continuez votre chemin.
Alors, la leçon à apprendre aux jeunes de notre pays, est celle-ci : faisons ce que nous avons à faire pour nous-même, soyons qui nous voulons être et le reste c’est une lutte. Et c’est un combat que nous mènerons comme il faut.
Merci beaucoup. (Fin)