Kigali: Le gouvernement du Burundi n’a toujours pas rendu justice pour le meurtre d’Ernest Manirumva, un activiste anti-corruption burundais, qui a eu lieu il y a dix ans.
Selon Human Rights Watch(HRW), l’affaire emblématique est un exemple des interférences politiques avec les enquêtes criminelles, notamment dans les affaires sensibles sur le plan politique impliquant des activistes.
Ernest Manirumva, éminent économiste, menait des enquêtes sur des allégations de corruption policière de grande ampleur et sur des achats illégaux d’armes à feu, entre autres, lorsqu’il a été tué. Ernest Manirumva était vice-président du groupe burundais Observatoire de lutte contre la corruption et les malversations économiques (OLUCOME). Depuis janvier 2009, il était aussi vice-président d’un organisme officiel en charge de réguler les marchés publics. Son décès a propagé une onde de choc dans la société civile burundaise.
«Le travail d’Ernest Manirumva menaçait les intérêts des responsables et des hommes d’affaires corrompus », a expliqué Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. «Une décennie plus tard, la vie et la mort d’Ernest Manirumva rappellent âprement les risques encourus par les activistes au Burundi et l’incapacité des tribunaux à garantir la justice et mettre fin à l’impunité des hauts responsables. »
Aux premières heures du 9 avril 2009, des agresseurs ont attaqué le domicile d’Ernest Manirumva et l’ont poignardé à mort. Des dossiers ont été éparpillés sur le sol et des documents auraient été emportés.
Le procès des personnes accusées de l’enlèvement et du meurtre d’Ernest Manirumva, qui s’est conclu en trois jours seulement en mai 2012, n’a pas permis de tenir pour responsables des membres haut placés de la police et des services de sécurité suspectés d’être impliqués. Le tribunal a condamné 14 personnes à des peines allant de 10 ans de prison à la réclusion à perpétuité, mais le procureur a ignoré des indices importants et les recommandations d’une commission d’enquête burundaise et du Federal Bureau of Investigation (FBI) américain.
Après le décès d’Ernest Manirumva, des activistes ont fait campagne avec le slogan « Justice pour Ernest Manirumva». Une partie civile (représentant la famille de la victime et OLUCOME) a documenté des irrégularités ainsi que des violations de la loi burundaise pendant le procès et a fait appel auprès de la Cour suprême le 11 juin 2013. Un avocat travaillant sur l’affaire a expliqué à Human Rights Watch qu’aucune décision n’a été rendue à ce jour.
Ce meurtre a préfiguré un environnement de plus en plus dangereux pour les activistes au Burundi. Depuis le meurtre d’Ernest Manirumva, des défenseurs des droits humains, des journalistes, des opposants politiques et des personnes jugées critiques à l’égard du parti au pouvoir ont été menacés, intimidés, arrêtés et attaqués.
Subissant une forte pression, les tribunaux ont politisé la loi et appliqué des procédures contestables pour faire taire et arrêter des membres d’organisations non gouvernementales. Les poursuites judiciaires ont augmenté au début de l’année 2014, avant les élections de 2015, qui ont débouché sur la réélection du président Pierre Nkurunziza pour un troisième mandat controversé. Depuis lors, de nombreux éminents défenseurs des droits humains et journalistes indépendants burundais ont fui le pays pour leur sécurité.
Human Rights Watch a reçu de la part d’avocats et de juges plusieurs allégations crédibles d’interférences politiques avec le système judiciaire. Des entretiens téléphoniques récents, menés sous condition d’anonymat, suggèrent qu’il s’agit de préoccupations généralisées. Les juges et les avocats ont de façon cohérente évoqué l’influence des responsables du parti au pouvoir sur le système judiciaire au niveau local, provincial et national.
Ces interférences prennent plusieurs formes, notamment pour les affaires dans lesquelles des individus sont accusés d’atteinte à la sûreté de l’État. Un avocat d’un défenseur des droits humains a indiqué qu’il n’a pas pu présenter sa défense lors du procès de son client. Un autre avocat a affirmé que les juges étaient forcés à condamner certains individus.
Parmi les personnes récemment incarcérées figurait Germain Rukuki, qui a été jugé en lien avec son travail avec l’organisation anti-torture désormais interdite ACAT-Burundi. Il a été reconnu coupable de «rébellion», d’«atteinte à la sûreté de l’État », de « participation à un mouvement insurrectionnel» et d’«attaques contre le chef de l’État», et a été condamné à 32 ans de prison.
Germain Rukuki a fait appel de sa condamnation et même si une décision aurait dû être rendue le 26 décembre 2018, un avocat ayant connaissance de l’affaire a expliqué à Human Rights Watch que la Cour d’appel n’avait pas trouvé son dossier, laissant l’affaire de Rukuki en suspens.
En mars 2019, le porte-parole de la Cour suprême a déclaré aux médias locaux que son dossier avait été égaré pendant la restructuration de la Cour d’appel de Bujumbura. Le 4 avril, trois experts des Nations Unies ont dénoncé les accusations sans fondement portées contre lui, et ont appelé à sa libération.
Nestor Nibitanga, défenseur des droits humains et observateur régional auprès de l’Association burundaise pour la protection des droits humains et des personnes détenues (APRODH), a été reconnu coupable d’atteinte à la sûreté de l’État et a été condamné à cinq ans de prison le 13 août 2018.
Nestor Nibitanga a été arrêté en novembre 2017 et a été illégalement détenu au secret, sans chef d’inculpation et sans pouvoir recevoir la visite de sa famille ou d’un avocat pendant près de deux semaines. L’APRODH a rapporté que les juges ont cité le travail continu de Nestor Nibitanga pour l’organisation, qui a été suspendue en 2016, comme motif pour le verdict.
Un juge interrogé par Human Rights Watch a indiqué que dans les affaires contre des personnes accusées de porter atteinte à la sûreté de l’État, les instructions sont claires :
Il n’y aura jamais d’issue favorable pour l’accusé dans les affaires considérées comme politiques… Je l’ai vu de mes propres yeux : des affaires où le procureur général interrompt les procédures du tribunal pour appeler un responsable de l’administration locale ou provinciale et lui demander son avis sur l’affaire.
Les avocats et les juges interrogés par Human Rights Watch ont fait part de leurs préoccupations quant à la désignation des juges, qui, d’après eux, s’appuie sur leur appartenance politique et leur volonté de se soumettre aux interférences politiques.
Les avocats, les juges et les organisations non gouvernementales ont recensé des dizaines de détenus qui sont actuellement en attente de leur procès ou d’un appel ou qui n’ont pas été libérés bien qu’ils aient purgé leur peine ou aient été acquittés.
Aimé Gatore, Emmanuel Nshimirimana et Marius Nizigama, membres de l’organisation locale Parole et action pour le réveil des consciences et l’évolution des mentalités (PARCEM), ont été condamnés à 10 ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’État en mars 2018, mais ont été acquittés en appel en décembre. Ils n’ont pas été libérés avant le 21 mars dernier. Une source proche de l’affaire a indiqué que les retards étaient en partie liés à la restructuration de la Cour d’appel, mais aussi dus aux accusations à leur encontre. « Lorsqu’un juge doit libérer une personne accusée d’atteinte à la sûreté de l’État, il a peur de le faire », a précisé cette source.
Dans un décret de janvier 2019, le président a ordonné l’acquittement ou la réduction de peine de milliers de prisonniers, sauf ceux condamnés pour des crimes graves comme l’atteinte à la sûreté de l’État.
« Les procès sensibles de personnes considérées comme des “opposants” au parti au pouvoir et accusées de crimes contre la sûreté de l’État soulignent la partialité du système judiciaire », a conclu Lewis Mudge. « Si les autorités burundaises ne trouvent pas la volonté politique de mettre fin à cette impunité, les tribunaux deviendront une coquille vide, dénuée de sens et corrompue. » (Fin)