Le le Colonel français Eric Emeraux
Alors que le financier du Génocide des Tutsis est recherché activement pendant presque trente ans, l’homme qui parvient à mettre la main sur lui est le Colonel français Eric Emeraux (E.E.), avec son équipe. Dans son livre ” La Traque est mon métier”, il raconte ce qui s’est passé, en même temps qu’il présente son livre au public. Lire son entretien avec André Gakwaya de l’Agence rwandaise d’Information (ARI).
Avec un Colonel de l’Ambassade du Rwanda à Kigali lors d’une conférence
ARI – Pourriez-vous vous présenter ?
E.E. – Je m’appelle Eric Emeraux. Je suis Colonel de Gendarmerie à la retraite actuellement. Et je suis l’auteur d’un livre qui s’appelle « La traque est mon métier ». Dans ce livre, j’explique comment au sein de l’Office Centrale de lutte contre les crimes contre l’humanité et crimes de haine, nous enquêtons en France d’abord sur les différentes personnes qui sont auteurs de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et de génocide, et qui sont cachés en France. C’est l’essentiel de nos enquêtes. Et puis nous sommes aussi chargés de pister et de traquer les fugitifs.
ARI – Comment avez-vous été amené à écrire ce livre ?
E.E. – Alors, de 2012 à 2017, j’ai été affecté à l’Ambassade de France en Bosnie-Herzégovine à Sarajevo, et c’est là que j’ai commencé à m’apercevoir, à renter dans cette problématique de crimes contre l’humanité, de génocide, etc. Quand je suis rentré en France en 2017, on m’a confié le commandement de cet Office Central de lutte contre les crimes contre l’humanité, et j’ai quitté en 2020. Et j’ai dit « je ne peux pas le quitter sans laisser une trace de ce travail que l’on fait, un travail de fourmi, d’enquête que l’on fait pour juger les bourreaux qui sont venus se cacher en France ». Donc, c’est l’objet du livre. Je l’ai construit comme un thriller. Je prends le lecteur par la main, ou la lectrice, je dis viens avec moi dans la voiture, je te montre comment on fait pour enquêter, arrêter un génocidaire rwandais, un bourreau syrien, etc… Et c’est pour cela que j’ai construit le livre sous la forme de quatre grands panneaux :
Le premier panneau concerne la Bosnie-Herzégovine, pays que je connais bien parce que j’ai vécu pendant cinq ans, et dans lequel j’explique comment on arrête un fugitif.
Le deuxième panneau concerne le Rwanda, dans lequel j’explique comment on enquête, on traque, on arrête un génocidaire,
Le troisième panneau concerne le Liberia, donc plutôt là une guerre civile et j’explique comment on enquête, on travaille sur l’arrestation d’un présumé criminel,
Et le dernier panneau concerne la Syrie, où là on est plus sur les tortures d’Etat, des disparitions forcées. Mais quand j’ai écrit le livre, je l’ai donc rendu à mon éditeur en Mars 2020, et il se trouve que le 16 Mai 2020, j’ai arrêté Félicien Kabuga. Dans mon livre après la version poche qui est disponible au Rwanda, j’ai ajouté un chapitre complet qui explique comment on a procédé à l’arrestation de Félicien Kabuga.
ARI – Parlons de l’arrestation de Kabuga, un vrai casse-tête.
E.E. – Quand on a commencé à enquêter sur Kabuga, on a reçu une nouvelle impulsion de la part du Procureur du Mécanisme du TPIR, Serge Brammertz qui, agacé certainement du manque de résultat dans la traque de Kabuga, a essayé de créer une task force dans laquelle se trouvait les collègues du Royaume Uni, les Belges, les Allemands, les Français, mais aussi le Mécanisme, pour essayer de déterminer si éventuellement, il n’était pas présent sur l’Europe. Parce que sa dernière trace remontait à l’Allemagne en 2008 où il avait en fait échappé aux Allemands. Donc on est en Juillet 2019. On fait cette task force, première réunion, deuxième réunion, et l’idée est de faire converger, échanger tous les renseignements, qu’on puisse travailler dans le cadre de la coopération internationale. Nous nous retrouvons en Février 2020, une nouvelle fois à la Haye et la mon collègue John Boning de l’Unité du Royaume Uni qui est basé à Londres nous dit on va vous envoyer des informations parce qu’on a reçu des éléments sur lesquels une des membres de la famille Kabuga se rend assez souvent sur le continent en l’occurrence sur la Belgique et sur la France. Pour ce qui concerne la France, il nous a envoyé des relevés téléphoniques qui nous ont permis de suivre les trajets de Séraphine de relai en relai, jusqu’au moment où on s’est rendu compte qu’elles s’arrêtaient à un relais précis du côté du Nord de Paris dans une rue qui s’appelle Amiens-sur-Seine. Tout cela a été géré par mon équipe, et la directrice de l’enquête s’appelle Estelle.
Deuxième étape, on a commencé à regarder qui était présent sur la place de Paris. On s’est rendu compte qu’il y avait aussi d’autres fils et filles qui étaient aussi sur la place de Paris. Donc, sur la base de ce relai de téléphone, on a regardé qui était aussi présent sur le relai téléphonique. On s’est rendu compte que sur 360 jours, on a toujours eu un membre de la famille de Kabuga qui bornait sur le relais téléphonique. La deuxième étape à consister à vérifier si dans cet environnement de cette antenne téléphonique on n’aurait pas un appartement qui aurait été loué ou acheté par un membre de la famille de Kabuga. Et la surprise, on s’aperçoit qu’effectivement, on a un neveu qui loue un appartement et qui a une retombée à proximité du relais. On est le 17 Mars, on a le Covid-19 et qui empêche tout le monde de sortir des appartements. Et ça le Covid a été un allié pour nous, parce que, puisque la famille ne pouvait plus bouger pour l’aider – parce qu’on le sait maintenant qu’il était dans cet appartement-, il a fallu qu’il sorte pour trouver une autre solution. Donc, ils ont fait venir un autre membre de la famille qui est en Belgique pour venir s’installer dans l’appartement et être présent auprès du grand-père. Parce qu’avant il le faisait à tour de rôle. La directrice de l’enquête s’appelle Estelle a continué puisqu’elle était en plus bloquée chez elle à travailler, à faire des réquisitions pour les banques, pour les téléphones, etc… Et là aussi une nouvelle surprise, on découvre qu’un des membres de la famille a réalisé un chèque de dix mille euros au profit d’un hôpital dans la région Nord de Paris, pas très loin d’Amiens. Les enquêteurs sont allés voir l’hôpital, pour qui elle a fait ce paiement…les médecins disent qu’on a une personne âgée qui a été opérée dans tel cas, et qui pour le coût nous a remis un passeport congolais au nom d’Antoine Tunga. Alors, on leur dit donnez-nous le passeport. Donc, on récupère la photocopie du passeport d’Antoine Tunga, et on s’aperçoit sur la photo qu’on a la physionomie de quelqu’un qui pourrait, 25 ans après, ressembler à Félicien Kabuga. Ce n’est pas suffisant.
Avec certains des élèves qui ont suivi sa présentation au CCF.
On a demandé sur réquisition aussi aux médecins de nous donner une cellule de l’opération de l’homme qui a été opéré qui s’appelle Antoine Tunga pour récupérer son ADN qu’on a envoyé à notre laboratoire. Et ils ont extrait l’ADN d’Antoine Tunga. Ensuite, on est revenu avec Serge Brammertz pour lui demander de récupérer auprès des Allemands le profil ADN de Félicien Kabuga puisqu’en 2008, il leur avait échappé. Mais il avait quand même laissé son ADN. Et là, on est le Vendredi 15 Mai. Et on s’aperçoit que l’ADN de Félicien Kabuga et celui d’Antoine Tunga est le même. Décision est prise et le lendemain on part avec une unité d’intervention, pour ouvrir l’appartement, pour vérifier si on n’a pas quelqu’un qui s’appelle Félicien Kabuga qui s’y cachait. Et il était présent. Et il est arrêté à 7 heures du matin. Donc, à 7 heures du matin, j’ai un vieil homme en face de moi, qui continue à dire qu’il s’appelait Antoine Tunga. Et c’est là que je vois son fils Donatien qui me dit qui êtes-vous. « Mais nous on est l’Office Central de lutte contre les crimes contre l’humanité. Et vous savez pourquoi on est là ? ». Et il me répond : « Parce que vous êtes là pour mon père ». Il vend la mèche, on va dire. Et à partir de là on a repris l’ADN de la personne qu’on a en face de nous. Parce que là du coup on l’avait arrêté. On l’a reconfronté aux différentes ADN qu’on avait en base et on a confirmé qu’il s’agissait de Félicien Kabuga. Là, j’ai appelé tous mes amis procureurs du Rwanda, du GFTU, notamment Aicha. Je dis Aicha : « J’ai une bonne nouvelle: on vient d’arrêter Félicien Kabuga. Et elle me dit Eric tu es père Noël avant l’heure. Ensuite j’ai appelé Alain et Dafroza Gauthier parce que je connais leur investissement immense pour lutter contre les génocidaires en France, et j’ai aussi appelé Serge Brammertz pour lui dire que je pense que votre week-end est gâché parce que là on vient d’avoir Félicien Kabuga, et il était très content. J’ai aussi appelé Charles un ami qui a écrit le Dernier le Tutsi…, je luis dis Charles on vient d’arrêter Félicien Kabuga. Et donc c’était une très, très belle journée pour la justice internationale.
ARI – On aurait pu arrêter Kabuga bien avant. Il aurait suffi d’y mettre tous les moyens techniques, scientifiques, matériels, intellectuels. Il fallait commencer par suivre sa famille qui était là-bas, et bien connectée au vieux encore en vie. Il n’était pas mort.
E.E. – ça c’est aussi un élément important. Parce que par rapport à ce qu’on faisait avant au sein de l’Office. Nous on nous disait souvent à la veille de Noël, etc…, Kabuga est certainement à la messe de minuit. On prenait la voiture, on s’apercevait qu’il n’était pas là. Là la différence est que on a dit maintenant, c’est fini. On va faire notre propre enquête. Et on a utilisé notre code de procédure pénale qui nous permet de rechercher, de traquer les fugitifs. On aurait pu le faire avant. Mais on ne savait pas qu’il était en France. Alors, on aurait pu effectivement travailler aussi sur la famille. Mais il y avait une unité dont le métier était de traquer Kabuga. Nous, ce n’était pas notre métier. Nous sommes petits, on a cent cinquante dossiers, et on ne peut pas non plus disperser nos forces. Oui, comme vous l’avez dit, c’est un formidable grand dossier dans lequel on combine la police technique et scientifique, mais c’est aussi grâce à la coopération internationale, grâce à nos amis anglais qui nous transmettent l’information, soit en Belgique, soit en France, les deux. Et je crois aussi qu’à un moment donné, il y a eu une conjonction astrale favorable qui a fait qu’à un moment donné, Kabuga soit arrêté. Et moi c’est ma dernière opération judiciaire de ma vie.
ARI – Les Etats-Unis avaient promis de donner cinq millions de dollars US. L’on vous a donné ces fonds ?
E.E. – Non. Parce que les Etats-Unis ne pouvaient donner cette prime de cinq millions de dollars US que pour un informateur. Cette prime ne peut pas revenir aux forces de police, ou de gendarmerie ou aux forces de sécurité qui font leur travail. Bien sûr que je suis en contact avec les gens du département d’Etat qui m’ont expliqué cela. Si on avait eu cette prime, on l’aurait donné au Rwanda pour les victimes du génocide. On ne l’aurait pas gardé.
ARI – Aucun prix pour votre travail de performance, d’exception, d’organisation, ?
E.E. – Le prix, c’est de savoir que derrière moi avant d’ouvrir la porte, je savais que j’avais dans mon dos, on savait tous qu’on avait dans nos dos un million de morts. Le prix, c’est que les victimes soient rétablies dans leur droit. Et rien d’autre.
ARI – Kabuga est arrêté, ensuite on le déclare inapte physiquement et mentalement pour être jugé. Et on le laisse. Il est là. Une épave. Avec vos efforts. Avec les victimes à dédommager. Il est le grand financier du génocide. Il a des biens. La justice n’a pas prononcé un verdict pour l’obliger à dédommager les victimes. C’est cela aussi qui agace. Que faire dans ce cas en matière de justice ?
E.E. – C’est une vraie question. D’après les estimations, les chiffres que j’ai pu entendre il y a près de 80 millions de dollars US qui sont quelque part. Il faut les trouver. Mais il faut les chercher, il faut aller les trouver. C’est une autre chose. Cet argent devrait revenir aux victimes du génocide. Vous avez raison.
ARI – On dit qu’il a des biens à Nairobi et un peu partout. La justice devrait le condamner et prononcer un acte de jugement qui autorise à mettre la main sur ses biens.
E.E. – Il y a deux procédures.
La procédure pénale dont on parle, effectivement on considère qu’on ne peut pas le juger, très bien. Mais il y a aussi la procédure civile. Et je crois pour en avoir parlé à des procureurs rwandais que des démarches sont en cours pour lancer une procédure civile pour qu’effectivement les victimes puissent obtenir réparation.
ARI – Votre livre a combien de pages ?
E.E. – Il fait trois cent pages si ma mémoire est bonne dans lesquelles j’ai ajouté ce que je viens exactement de vous expliquer, c’est-à-dire les chapitres 23 et 22. Le chapitre 23 concerne la traque de Kabuga dans lequel j’explique tout et il a été publié en Août 2023 par les éditions Plon et re-publié dans un livre de poche pour qu’il soit accessible et pas cher financièrement, par les éditions Plon. Le cout du livre est de onze euros. (Fin)