Qui sont les auteurs ?
Parmi le groupe de signataires, il y au moins cinq professeurs «spécialistes» du Rwanda, et dans une moindre mesure des trois pays anciennement colonisés par la Belgique : le Burundi, le Congo et le Rwanda. D’autres font partie de ce que la terminologie critique appelle des Africanistes décrits par Mudimbe comme un ensemble de spécialistes allant du géographe au juriste en passant par l’économiste qui, ayant passé quelques semaines, voire, pour certains, quelques mois en Afrique reviennent avec le titre pompeux d’ « africanistes ». La connaissance du Rwanda est fort limitée pour cette seconde catégorie de chercheurs signataires du document. S’ils osent parler du Rwanda, du point de vue académique, c’est que, sur l’Afrique, l’amateurisme scientifique est encore de mise dans les domaines portant sur ce continent dans la plupart des universités occidentales, où le mélange entre l’émotivité des journalistes droits-de-l’homistes et la rigueur des vrais chercheurs se côtoie plus facilement que dans d’autres domaines. Ce qui ne va pas sans dérapage : verser dans la propagande sous couvert de scientificité.
Que lisons-nous dans le discours de ces africanistes ?
Certains signataires du document manifestent un mépris notoire du Rwanda, son peuple et son gouvernement. Ils utilisent un discours raciste daté de l’anthropologie coloniale : «Les Hutu ont une peur séculaire des Tutsi» (Filip Reyntjens, Afrique des Grands lacs, 1994, p. 131). À partir de quelle mesure scientifique est-il possible d’étudier le degré d’«un complexe d’infériorité» d’une population d’individus de plusieurs millions ? Ailleurs, il est affirmé qu’au Rwanda il existe «la culture de la violence» (Filip Reyntjens, Idem, p. 256). Un autre auteur note que les élites du Rwanda du 18e siècle étaient caractérisées par «l’exaltation de la violence, de la fourberie» (Jan Vansina, L’Ancien Rwanda , 2001, p. 84), même s’il ajoute que son étude ne se base que sur la poésie orale (Jan Vansina, Idem, p.11), donc document de peu de valeur scientifique sur le plan de sa discipline : l’histoire. La fourberie est-elle une catégorie scientifique pour analyser un phénomène historique ou un mot insultant pour disquali
fier et caricaturer les acteurs ? Ce discours, qui cache mal ses visées racistes, se fait l’écho – curieuse coïncidence ! – de celui des négationnistes du génocide des Tutsi.
Quelle est leur valeur morale pour mériter le titre de défenseur de la justice ?
Au moins un des professeurs signataires de la lettre (Reyntjens) a collaboré avec l’ancien régime du Général Habyarimana, qui avait pourtant mis en place une politique de ségrégation ethnique – contre les Tutsi de toutes les préfectures – et régionale –contre les Hutu des régions du Sud du pays. Cette politique odieuse dite d’«équilibre ethnique et régional» limitait l’accès des enfants des Tutsi et des Hutu du Sud du pays à l’enseignement secondaire et supérieur, et excluait des Tutsi de l’administration communale et préfectorale, de l’armée nationale et d’autres institutions jugées sensibles. Il est scandaleux de voir Filip Reyntjens, un des signataires, regretter la suppression de cette politique par le gouvernement de coalition mis en place après 1990 : «La référence aux diverses composantes de la population devait déboucher sur une politique d’équilibre ethnique et régional pratiquée au Rwanda, mais qui y est aujourd’hui mise en cause» (Idem, p. 132). Alors qu’il prétend œuvrer pour les droits de la personne au Rwanda. Un autre qualifie le génocide contre les Tutsi en 1994 de « génocide de rétribution » comme pour affirmer que les Tutsi sont responsables de ce qui leur est arrivé (René Lemarchand, « Disconnecting the Treads : Rwanda and the Holocaust Reconsidered » in : Journal of Genocidal Research. 4 (2002). Que peut-on dès lors apprendre de ces « chercheurs » ?
L’arbre qui cache la forêt
Parler de génocide et des crimes contre l’humanité va de soi. Mais on ne peut pas lire la situation du Rwanda comme si il y avait un génocide d’un côté, et des crimes contre l’humanité de l’autre. Il s’agit, en fait, pour nombre de ces universitaires de défendre la théorie dite «ethnique» et de s’opposer à la vision «nationaliste» du gouvernement actuel du Rwanda, vision inclusive évitant à faire des groupes – Hutu, Tutsi, Twa – des catégories politiques, comme à l’époque coloniale et durant les régimes de Kayibanda et de Habyarimana, catégories dont l’exploitation politique a conduit au génocide. C’est contre cette vision «nationaliste» de l’État rwandais post-génocide que se dressent nombre de signataires de la lettre demandant l’incrimination du FPR. D’autre part, les écrits de Servilien Sebasoni l’ont suffisamment établi pour qu’on n’y insiste pas beaucoup. Certains avaient d’ailleurs déjà prétendu que la cause du génocide était imputable au FPR sous prétexte qu’il avait engagé la guerre contre le général Habyarimana en 1990.
On y trouve également une position hégémonique d’un groupe d’universitaires qui n’acceptent pas l’idée qu’un pays comme le Rwanda puisse vouloir définir sa ligne politique sans consulter «les experts». Sinon, s’il s’agissait vraiment de la protection des droits humains, on comprendrait mal comment certains de ces universitaires, travaillant sur le Rwanda depuis plus de quatre décennies (Jan Vansina, René Lemarchand et dans une certaine mesure les Newbury, David et Catherine), n’avaient jamais levé un doigt sur les massacres récurrents des Tutsi entre 1959 et 1973. Pourquoi n’ont-ils pas signé de pétitions avant ? Que vaut, sur le plan moral, la pétition actuelle ? Est-ce à dire que ces massacres antérieurs ne méritaient pas l’attention de la justice internationale ? Éthique de deux poids, deux mesures ? Le philosophe Russel a crié dans le désert sur ce qu’il qualifiait déjà de génocide des Tutsi dès 1964.
Des auteurs voudraient faire condamner le FPR pour justifier la théorie du «double génocide» afin de délégitimer les Africains que sont les membres du FPR. Dans la vision raciste de ces chercheurs, si tous les Rwandais ont «une culture de la violence» (Jan Vansina, Filip Reyntjens) et de «la fourberie» (Jan Vansina), ils ne sont pas dignes de gouverner le pays. Il leur faut un tutorat d’experts universitaires et de droits de l’homme occidentaux.
Sans cette vision hégémonique frisant le racisme, les faits sont là :
1. Le Premier Ministre Jean Kabanda, dont le gouvernement a exécuté le plan du génocide, a plaidé coupable au TPIR ;
2. Quand le génocide a commencé, les occidentaux ont quitté le pays laissant les victimes à la merci de leurs bourreaux ;
3. Le FPR a vaincu les troupes et les miliciens génocidaires et a sauvé des rescapés;
4. À sa victoire, il a mis sur pied un gouvernement d’union national, sur la base des Accords d’Arusha.
Et la justice dans tout ça ?
Ces signataires ont le droit de ne pas être satisfaits des jugements du TPIR. Ils ne sont pas les seuls. Nous sommes également d’avis que ce tribunal, avec les moyens financiers importants mis à sa disposition, aurait pu faire mieux, et il aurait été plus crédible s’il avait été établi au Rwanda, lieu des crimes. Ses procès auraient permis au peuple rwandais de faire son deuil, en participant aux procès des bourreaux qui ont endeuillés le pays. Il y en d’autres qui comparent le nombre de procès rendus par le TPIR – quelques dizaines – par rapport à ceux des tribunaux gacaca au Rwanda – plus d’un million – et se déclarent insatisfaits.
Pour tous, une telle insatisfaction est humainement compréhensible. Sur tout acte de justice, il y a toujours à redire. Cela est vrai davantage encore pour les procès historiques touchant aux génocides et autres massacres de masse : Nuremberg, Tokyo, Sierra-Leone, Yougoslavie ou le TPIR.
Par contre, il serait farfelu et utopique de ne pas voir que, dans l’acte de jugement, en plus de principes généraux, il y a la dimension éthique de la justice : un acte qui recrée le lien social entre les membres de la communauté. En refusant au Rwanda de juger ses criminels, quel projet social voudraient ces universitaires pour le pays ? Qu’il agisse suivant les conseils des experts ? Où étaient-ils au moment du génocide ? S’agit-il de défendre le droit contre la justice ? Celle-ci se réalise dans un procès, qui est un cas unique, malgré la généralité du principe en droit ; d’où la question : Les crimes de génocide et les crimes de guerre peuvent-ils être comparés ? Car une différence fondamentale les sépare. Dans le génocide, l’individu est tué pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait. L’intention précède le crime alors que le crime de guerre, quant à lui, pour condamnable qu’il soit, est accidentel et non planifié. Ne pas distinguer cette différence, comme le font les signataires de la lettre, procède d’une autre intention que celle de la recherche de justice. Étant donné la condition humaine, on ne peut pas agir de façon pure et limpide, par exemple, affirmer que les génocidaires équivalent sur l’échelle de la responsabilité avec des militaires du FPR dans les crimes de guerre. Ce n’est pas contredire les principes du droit international que d’affirmer que le TPIR, en ne mélangeant pas les crimes de génocide avec les crimes de guerre, a fait ce qu’il y avait de mieux dans un monde où l’utopie humanitariste prônée par les auteurs cherche à établir ses principes juridiques : tous les crimes s’équivalent. Au contraire, établir ces distinctions, c’est montrer l’échelle des responsabilités et rassurer en même temps le peuple rwandais que l’impunité n’est pas de mise pour les génocidaires qui se cachent à travers le monde.
Un néocolonialisme qui ne dit pas son nom
Refuser au Rwanda de juger les crimes commis par ses militaires pendant la guerre, c’est prétendre que, d’une part, l’ONU est plus habilitée que le Rwanda à garantir une justice aux normes du droit international, et d’autre part, qu’elle est capable de juger tous les crimes commis au Rwanda entre 1990 et 1994.
Le Rwanda a déjà jugé des militaires qui ont commis des crimes contre les civils pendant la guerre, et ce par les tribunaux militaires rwandais. Certaines associations ont même reproché au FPR de donner des peines sévères à ses militaires trouvés coupables de crimes contre les civils ! (Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable, 2003) Il est donc faux d’affirmer qu’aucun militaire de l’APR n’a été jugé jusqu’à maintenant ! Le plus récent procès est d’ailleurs celui qui a eu lieu l’année passée, concernant la mort des membres du clergé catholique à Kabgayi. Également, le pays a jugé plus d’un million de personnes accusées de génocide, à travers les juridictions gacaca. Il a réformé son système judiciaire en y incluant notamment le crime de génocide et en abolissant la peine de mort. Quelle évolution morale pour un peuple qui a vu plus d’un million des siens tués dans un génocide le plus médiatisé du monde !
Que les auteurs du document rejettent la validité des procès sous prétexte qu’ils n’ont pas été supervisés par les experts internationaux n’empêche pas que les procès aient eu lieu suivant le projet politique du Rwanda post-génocide : développer un pays basé sur l’unité et la réconciliation nationale. Aujourd’hui le Rwanda est connu sur le plan international comme le pays où règne la paix et la sécurité. Et sa politique de réconciliation est donnée en modèle à d’autres pays ayant connu de profonds conflits.
De plus, comparer le cas du Rwanda à celui de la Sierra-Leone ou celui de la Yougoslavie, où la loi internationale sur la protection des civils a été violée, revient à minimiser la nature des massacres des Tutsi du Rwanda : un génocide. Seul le Rwanda a connu ce crime selon les rapports même de l’ONU. Entre les défenseurs des principes du droit international selon lesquels, dans un conflit, il faut absolument trouver des coupables des deux côtés, et la recherche de la justice envisagée comme une façon de penser comment les anciens criminels pourront se réinsérer dans la société et cohabiter avec leurs anciennes victimes, il y a, de toute évidence, plus qu’un malentendu entre les experts internationaux et le Rwanda.
Quelle est la portée de ce document ?
Comme tous les activistes, ce groupe écrit régulièrement des lettres de cette nature. Celle-ci a été motivée par cette prise de position contre le gouvernement du Rwanda par des gens assez connus pour leur basse besogne pour qu’on ne s’y attarde pas trop longtemps. Par contre, la présence de certaines personnes se justifie par le lieu de la rencontre : une réunion tenue à l’Université Wisconsin, à Madison, au courant de la mi-mai 2009, pour trouver une façon de médiatiser «l’œuvre» d’Alison Desforges en se servant du Rwanda ; d’où le caractère intimiste et familial de l’événement : la décision d’écrire la lettre intitulée «Ensuring ICTR Prosecutions for RPF War Crimes» au Secrétaire Général de l’ONU. Autrement, il est difficile de comprendre comment certains chercheurs, de probité intellectuelle reconnue, auraient pu s’abaisser en signant un tel document à la fois : propagandiste sur le plan du ton et nul du point de vue scientifique. Cela est du moins l’opinion dominante dans le milieu des universitaires no
rd-américains travaillant sur l’Afrique et sur le Rwanda.
Comme document, une telle lettre a peu d’influence dans les sphères diplomatiques et juridiques, autour du TPIR. De façon générale, le Procureur du TPIR est indépendant et ce qui change significativement le sens des procès, ce sont les preuves. Si ces signataires avaient trouvé des preuves des crimes commis par le FPR, ils les auraient données ; et le bureau du Procureur aurait enquêté, comme ce fut le cas pour la mort des hommes d’Église à Kabgayi. Des sources proches du TPIR affirment que le Procureur a maintes fois demandé à plusieurs des signataires de la lettre de montrer les preuves de leurs allégations des crimes commis par les militaires du FPR, mais sans succès.
À moins que, pour certains, il soit difficile de vivre avec, dans les méandres de leur conscience, les cadavres du million de Tutsi assassinés avec leur soutien au régime de Habyarimana. Autrement, un tel acharnement à faire de la victime – les Tutsi – le responsable de sa propre mort, est semble-t-il inexplicable logiquement.
En conclusion, rappelons les deux propositions de départ : le transfert des procès du TPIR, qui ne seront pas terminés lors de sa fermeture, et des archives de ce tribunal au Rwanda, serait un choix judicieux puisque cet acte rencontre l’éthique des procès gacaca – la valeur éducative des procès – et le respect de la souveraineté du Rwanda : garder les archives de la mémoire du génocide sur son territoire.
En agissant sur ce terrain, il sera plus facile d’être efficace. Car, ce groupe ne s’agite pas pour changer le cours de l’histoire du Rwanda. Certes, ils sont assez méprisables sur le plan moral, mais ils ne sont pas idiots jusqu’à penser qu’ils puissent influencer de façon notoire le cours de la diplomatie et de la justice internationales. Ils savent bien que sur ce plan, le gouvernement rwandais est plus légitime qu’eux. Ils veulent tout simplement occuper un territoire dans les débats politiques pour justifier leur existence comme « spécialistes de l’Afrique et du Rwanda ».
Ce faisant, ils nuisent, certes à l’image du Rwanda, mais leur action est somme toute limitée. Car la condamnation des militaires de l’APR qu’ils demandent exige pour le Procureur Général du TPIR des faits avérés, et ces activistes n’ont « aucune preuve » de leurs allégations. Tant pis pour eux et tant mieux pour le peuple du Rwanda : la hauteur morale du FPR durant la guerre et le génocide est indubitable ! Et ses efforts pour sortir du chaos causé par le génocide méritent respect pour tout analyste sérieux : celui dont le travail se nourrit des faits.