«La lutte contre le Génocide et son idéologie est un combat permanent. Jamais il ne faut y renoncer» -Maria Malagardis

L’écrivaine Maria Malagardis.

Maria Malagardis (MM) est une journaliste française née en 1965 à Athènes. Elle est diplômée en Sciences Po Paris. Elle a travaillé pour le Journal La Croix, puis comme correspondante du Journal Libération et de la BBC en Afrique du Sud. Grand Reporter de Libération, elle a co-réalisé Rwanda vers Apocalypse, et elle est l’auteure de Avant la Nuit (Editions Seuil). 

Malagardis participe maintenant aux Rencontres Internationales du Livre Francophone organisées à Kigali du 26 au 29 Mars. Elle a accordé une interview à André Gakwaya de l’Agence Rwandaise d’Information (ARI). Elle témoigne sur son expérience, de la persistance et de l’extension de l’idéologie du Génocide en RDC, sous l’appui violé et ouvert de la Communauté internationale. C’est inquiétant. 

Son ouvrage le plus récent

ARI – Dans votre dernier ouvrage intitulé Avant la Nuit, vous parlez de votre expérience de journaliste sur le cas du conflit au Rwanda, qu’en est-il exactement ? 

MM – Alors, mon dernier ouvrage, c’est un roman qui s’appelle Avant la nuit, qui a été publié en Avril l’année dernière, et qui raconte à travers un fait divers, le meurtre d’enfants sur une colline au nord du Rwanda en novembre 1993, c’est un fait divers qui s’est réellement produit, raconte en fait, mois après mois, la montée des périls et l’engrenage qui va rendre possible le déclenchement du génocide en avril 1994. 

C’est-à-dire qu’il y a différents protagonistes, une famille rwandaise, deux casques bleus, l’un sénégalais, l’autre canadien, une journaliste métisse belge, il y a différents personnages qui vont peu à peu s’intéresser à cette enquête sur le meurtre des enfants.  Mais petit à petit, ils vont se rendre compte qu’un danger plus grand, encore menace, qui est la préparation du génocide. Et dans ce roman, mois après mois, tout ce que je raconte, ce sont des faits qui se sont réellement produits. C’est-à-dire les protagonistes sont souvent inspirés de personnages réels qui ont réellement existé, par exemple, tous ceux qui ont connu cette période reconnaîtront dans le chef des casques bleus le général Dallaire., il y a des diplomates belges et français qu’on peut aussi identifier, il y a des gens qui apparaissent sous leur vrai nom, et ça raconte à travers des faits réels, mais avec des personnages de fiction, comment, mois après mois, les dangers se sont accumulés, comment la communauté internationale a refusé de voir, comment certains ont poussé au crime et comment d’autres ont essayé, avec leurs moyens, d’empêcher le pire de se produire.

Alors je précise que ce n’est pas le premier livre que j’écris sur le Rwanda, j’ai aussi écrit en 2012, j’ai publié un essai qui raconte le combat de Daphrosa et Alain Gauthier pour la justice et la traque des génocidaires en France, et je raconte toute leur histoire et ça s’appelle Sur la piste des tueurs rwandais ; ça c’était en 2012. Et celui-ci, Vers l’apocalypse ? Non, ça c’est un documentaire que j’ai fait aussi, qui raconte aussi l’engrenage qui mène au génocide.

ARI – Quelles ont été les grandes lignes de votre présentation dans cette rencontre ? 

MM – J’ai essayé d’expliquer d’abord l’importance de se replonger dans les mois qui précèdent le génocide, pour comprendre quelle mécanique a été mise en place, les instruments de propagande, la radio des mille collines, des meurtres ciblés, des provocations, le rôle toxique de certains pays étrangers, la façon dont les extrémistes au Rwanda se sont organisés pour mobiliser des gens, pour cacher des armes, pour entraîner les miliciens, etc.

Et je pense que c’est important de revenir sur cette mécanique, d’abord parce que ça fait comprendre qu’un génocide n’est pas une météorite qui tombe soudain du ciel dans une période paisible et sereine. En fait, ça fonctionne toujours avec une accumulation d’événements, de manipulations, de propagandes, parce qu’on réussit à imposer la règle de l’impunité, parce qu’on habitue les gens à des seuils de violences. On sait très bien, tous les gens qui ont vécu au Rwanda les mois qui précèdent le génocide, savent que même avant le 7 avril, il y avait déjà beaucoup de meurtres, beaucoup de violences, beaucoup d’insécurités à Kigali, que cette insécurité, elle était orchestrée, elle n’était pas spontanée.

Ça n’avait rien de quelque chose de spontané et de chaotique, mais c’était orchestré pour habituer les gens au pire et à chaque fois franchir des paliers. Donc mes personnages, ils sont au début obsédés par cette histoire de meurtre d’enfants, ils comprennent assez vite que derrière ce meurtre, il y a une manipulation. Mais ils ne savent pas d’où vient la manipulation.

Et peu à peu, ils comprennent que cette manipulation, c’est aussi une des provocations faites par ce que des protagonistes appellent les forces des ténèbres, ce qui se joue dans les coulisses. Mais au début, ils ont des pièces de puzzle qu’ils vont essayer de rassembler et avant qu’ils comprennent que réellement ce qui se passe, c’est la programmation d’un génocide, il se passe des mois et durant ces mois, il y a des événements que tous ceux qui ont connu cette période vont reconnaître. Et je pense que beaucoup de protagonistes, même quand ils n’apparaissent pas sous leur vrai nom, beaucoup de protagonistes de mon roman sont facilement identifiables par les gens qui ont connu cette période.

En tout cas, beaucoup de lecteurs sont venus me voir après en me disant combien ils avaient été étonnés, parfois émus de reconnaître des situations, des scènes et des ambiances qui se sont produites avant le génocide. Et pourquoi c’est important de comprendre qu’un génocide n’est pas un événement qui se produit comme ça, comme une catastrophe naturelle ? Parce que c’est aussi une manière de lutter contre le négationnisme. Aujourd’hui, 30 ans, 31 ans après, on a réussi à imposer l’idée que c’est un vrai génocide.

Mais derrière ce mot génocide, il y a aussi beaucoup de gens qui ne voient pas la réalité de ce qui a été perpétré au Rwanda, de l’ampleur de la tragédie qui s’est déroulée au Rwanda. Et cette tragédie, elle a été orchestrée. Ce ne sont bien évidemment pas des massacres interethniques, ce ne sont bien évidemment pas des massacres spontanés.

Et pour lutter contre le négationnisme, pour lutter contre la minimisation de ce qui s’est passé en 1994, il est important de rappeler les processus à travers… Mon livre est un peu comme un roman policier, pour rendre la lecture, on va dire, plus facile. Mais malgré tout, ce qui est évoqué est quelque chose d’historiquement important et sérieux. Et je pense absolument nécessaire, d’autant plus aujourd’hui où, hélas, hélas, 30 ans après, on voit combien ce négationnisme est florissant, combien il est même devenu plus combatif qu’il y a quelques années.

Et on le voit tous les jours avec des gens qui essayent de faire des comparaisons fallacieuses entre ce qui se passe dans l’Est de la République démocratique du Congo et ce qui s’est passé en 1994 ici. La mémoire historique des Rwandais est censée s’attaquer et de plus en plus s’attaquer, et c’est pour ça que je pense qu’il est important de rappeler comment on en est arrivé là, comment tout ça s’est produit et comment même des gens ont sacrifié leur vie pour essayer d’empêcher que cette tragédie se produise. Elle aurait pu ne pas se produire, parce que ce qu’on découvre, encore une fois ceux qui ont vécu des événements le savent. Dans ce roman, c’est que tout était su, tout le monde savait, tout le monde, à partir de janvier, février, c’est-à-dire dans les deux mois qui précèdent, tout le monde commence à réellement prendre conscience que ce qui se prépare, c’est un génocide.

Et malgré tout, il va y avoir de la passivité et encore une fois de la complicité parfois, et rien ne va être fait alors qu’on aurait pu arrêter ce génocide.

ARI –  Ce qui est plus inquiétant actuellement, c’est que cette idéologie du génocide, qui a été à la base des crimes massifs au Rwanda, et même en RDC, la machine administrative est entièrement acquise à cette mécanique, mais aussi au Burundi, vous avez des soldats burundais qui vont appuyer ce qui est le FDLR à reconquérir le pouvoir au Rwanda, donc le Tutsi est toujours menacé dans sa vie au Congo. C’est le même génocide qui se poursuit.

Lors d’un panel du Livre Francohone à Kigali

MM – Absolument, mais moi quand j’ai écrit ce livre…

ARI –  La communauté internationale le sait, le voit. Au contraire, ceux qui orchestrent ce genre de crimes massifs, ils sont soutenus par la communauté internationale, la Belgique, les pays européens. C’est comme si on n’avait rien appris de l’histoire. 

MM – On n’a rien appris de l’histoire, et puis vous savez très bien comme moi qu’il existe une forme de racisme, parfois inconscient, qui fait qu’on considère que les vies en Afrique valent moins que les vies ailleurs.

 Donc il y a ce désintérêt, il y a cet aveuglément, mais justement parce qu’on ne tire pas les leçons de l’histoire, parce qu’on ne comprend pas bien ce qui s’est produit. Quand j’étais dans le processus d’écriture de ce roman à la fin de l’année 2023, j’ai écrit ce livre très rapidement, en cinq mois. J’étais hantée, hantée de voir l’histoire se répéter. Et si j’ai voulu écrire ce roman, c’est aussi parce que jamais moi qui ai couvert le génocide en 94, jamais je n’aurais cru que je me retrouverais trente ans plus tard à voir que les mêmes processus sont enclenchés dans le pays voisin. Vous dites que la communauté internationale ne fait rien, c’est vrai. Malgré tout, la conseillère de prévention du génocide auprès du secrétaire général de l’ONU, la Kenyane Alice Nderitu, a publié un long communiqué pour dire que dans l’Est du Congo, les mêmes processus qui avaient conduit au pire en 94 au Rwanda étaient en train de se reproduire. Donc, il y a quelques voix courageuses qui le disent. Malgré tout, il y a une inertie et on voit la même inertie parce que les leçons n’ont pas été tirées. Parce que justement, effectivement, les processus qui ont mené à ce génocide, il faut une fois de plus les souligner.

Et si j’ai ressenti le besoin d’écrire ce roman, c’est bien sûr parce qu’il y avait cette situation qui menaçait de se reproduire et qui menace de se reproduire dans des contextes un peu différents malgré tout. Mais c’est la même chose, c’est la même population qui est ciblée. 

ARI – Alors quelle leçon, quel message final vous pourriez donner à ceux qui campent encore sur l’idéologie du génocide ? Que faire selon vous ? 

MM – Il faut combattre, il faut arrêter ça. Mais vous savez, l’antisémitisme n’a pas disparu en Europe 80 ans après la Shoah. Donc c’est un combat permanent, c’est une vigilance permanente. Il faut rester vigilant, il faut combattre, il ne faut pas renoncer à essayer d’expliquer, à raconter et à témoigner. (Fin)

Leave a Reply