Aujourd’hui, le Bureau du Procureur du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (le « Mécanisme ») a présenté sa déclaration liminaire dans le procès de Félicien Kabuga. Ce dernier est accusé d’avoir commis les crimes de génocide, d’incitation directe et publique à commettre le génocide, d’entente en vue de commettre le génocide ainsi que les crimes contre l’humanité que sont l’extermination, l’assassinat et les persécutions, tous commis pendant le génocide contre les Tutsis en 1994 au Rwanda.
À propos de l’ouverture de ce procès, le Procureur du Mécanisme, Serge Brammertz, a fait la déclaration publique suivante :
Aujourd’hui, les victimes des crimes de Félicien Kabuga, et le peuple rwandais tout entier, devraient être au centre de nos pensées. Ils ont attendu 28 ans que justice soit faite. Mon Bureau est déterminé en leur nom à amener Félicien Kabuga à répondre de ses actes.
Félicien Kabuga a été l’un des fugitifs les plus recherchés au monde pendant deux décennies. Le travail accompli par mon Bureau pour finalement le localiser et l’appréhender en mai 2020 n’était qu’un début. Au cours des prochains mois, nous rapporterons la preuve de ses crimes et de sa culpabilité devant la Chambre de première instance et le public.
Ce procès sera également l’occasion de rappeler une nouvelle fois au monde les graves dangers que font courir l’idéologie génocidaire et les discours de haine. Félicien Kabuga a joué un rôle central en incitant à la haine des Tutsis, en déshumanisant des civils innocents et en ouvrant la voie au génocide. Si nous voulons empêcher d’autres génocides, nous devons tous faire preuve de vigilance afin d’empêcher ces incitations. Il n’est pas difficile de reconnaître les propos destinés à attiser la haine ethnique, nationale, raciale et religieuse, mais encore faut-il avoir la volonté de les enrayer à leur source.
Dans la déclaration liminaire qu’elle a faite devant la Chambre de première instance, l’Accusation a présenté les principaux éléments de l’affaire visant Félicien Kabuga. Ayant rappelé que nul ne pouvait contester qu’il y avait eu en 1994 une campagne de massacres visant à détruire la population tutsie du Rwanda, l’Accusation a fait valoir que Félicien Kabuga avait délibérément apporté deux contributions importantes à la commission de ces crimes : premièrement, en créant et en exploitant Radio Télevision Libre des Mille Collines (RTLM) et, deuxièmement, en finançant, en armant et en soutenant les redoutées milices Interahamwe.
Comme l’a fait observer l’Accusation, il s’agissait des deux faces d’une seule et même médaille : « La RTLM était la machine de propagande suscitant la haine et, à terme, la violence contre les Tutsis ; et les Interahamwe, réceptifs à la rhétorique de la RTLM, étaient formés, armés et prêts pour la matérialiser sur le terrain ».
Avant le génocide, Félicien Kabuga était l’un des hommes les plus riches et influents du Rwanda, un proche allié du Président de l’époque, Juvenal Habyarimana, de son épouse Agathe Kanziga et de la clique de l’Akazu qui dominait le Rwanda. En dépit de son origine très modeste et de l’absence d’éducation scolaire, Félicien Kabuga a bâti un empire commercial, sur lequel il s’est ensuite appuyé pour nouer des relations avec des chefs politiques, militaires et d’entreprises dans tout le Rwanda.
Avec l’introduction des élections pluripartites et l’éclatement des conflits armés avec le Front patriotique rwandais au début des années 90, des divisions sont apparues parmi les dirigeants rwandais, entre ceux résolus à maintenir la suprématie hutue et ceux partisans de la paix et du pluralisme ethniques. Félicien Kabuga a usé de sa richesse et de son influence pour soutenir le mouvement du « Hutu Power » et les discours prônant la haine des Tutsis.
Allié à d’autres extrémistes hutus, Félicien Kabuga a organisé la création de la RTLM afin de propager l’idéologie génocidaire. Il a financé l’achat du matériel nécessaire, obtenu les fréquences de diffusion de la RTLM, organisé le financement par emprunt, fait enregistrer la RTLM et en a assuré la gestion par l’intermédiaire du Comité d’initiative, l’unique organe exécutif. La RTLM — et son message anti-Tutsis — a rapidement touché un large public à la suite de sa première émission en juillet 1993. Lorsque le Ministère de l’information a tenté de fermer la RTLM en raison des discours de haine qu’elle diffusait, Félicien Kabuga a défendu la station de radio avec succès et a veillé à ce qu’elle continue d’émettre.
Après le début du génocide le 7 avril 1994, la RTLM était partout, diffusant ses émissions 24 heures sur 24 et supplantant Radio Rwanda, radio publique, au rang de principale station de radio. Dans ses émissions, la RTLM appelait les Rwandais à « éradiquer les Tutsis de la surface de la Terre » et à « les faire disparaître pour de bon ». La RTLM invitait également les Interahamwe à s’attaquer à des personnes spécifiques et appelait en particulier à violer les femmes tutsies pour ensuite les tuer.
Outre le fait d’avoir étroitement participé à la propagation de l’idéologie génocidaire, Félicien Kabuga a dans le même temps soutenu directement les milices Interahamwe, qui allaient compter parmi les principaux auteurs du génocide. Il les a financées, leur a fourni et distribué des armes, a organisé leur formation et a plus tard encouragé personnellement la commission des meurtres. Félicien Kabuga a d’abord apporté son soutien aux groupes d’Interahamwe de certaines zones de Kigali, à Muhima et Kimironko, avant de quitter Kigali pour Gisenyi à la mi-avril 1994. À Gisenyi, Félicien Kabuga a ensuite joué un rôle de premier plan en veillant à ce que des armes, des fonds et des moyens de transport soient fournis en continu aux Interahamwe et à ce qu’ils reçoivent les encouragements nécessaires à la poursuite du génocide. Félicien Kabuga s’est finalement enfui de Gisenyi et du Rwanda après la fin du génocide en juillet 1994.
Comme l’a fait valoir l’Accusation en conclusion, les éléments de preuve montreront « que Félicien Kabuga, animé par des croyances extrémistes, a joué un rôle déterminant en engendrant les crimes et les souffrances presque inimaginables qui ont secoué le Rwanda en 1994 ». (Fin)