Kigali: Kizito Mihigo se savait en danger et souhaitait fuir le Rwanda pour vivre en Europe, selon l’ACAT-France (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) qui était en contact régulier avec le chanteur chrétien et activiste de la réconciliation mort alors qu’il était placé en détention par la police.
« Kizito Mihigo, avec qui l’ACAT-France était en contact depuis septembre 2019, voulait quitter le Rwanda et demander l’asile en Europe. Il ne pouvait plus travailler dans son pays : ses chansons étaient interdites d’antenne dans les médias publics et pro-gouvernementaux et plus personne ne voulait le faire travailler par peur des représailles. Mais sans passeport, il lui était impossible de demander un visa et de partir légalement», indique l’ONG chrétienne contre la torture et la peine de mort.
Les autorités rwandaises ont indiqué, dans une déclaration, que l’artiste de 38 ans s’était suicidé dans sa cellule au sein du commissariat de police de Remera à Kigali, capitale du Rwanda.
Il avait été interpellé quatre jours plus tôt, dans le district de Nyaraguru, dans le sud du Rwanda. Accusé de tentative de traverser la frontière de manière illégale pour aller au Burundi et de vouloir rejoindre des «groupes terroristes », il aurait été transféré vivant à Kigali.
«Si Kizito Mihigo avait réussi à fuir au Burundi, il aurait vraisemblablement rejoint l’Europe et commencé une nouvelle carrière musicale auprès de la diaspora rwandaise. Le régime de Paul Kagame l’en a empêché et aujourd’hui ce même régime déclare que cet ‘apôtre de la réconciliation’ s’est suicidé ceci sans présenter le moindre rapport d’enquête», déplore l’ACAT-France.
Des personnes proches du chanteur ont aussi affirmé au Magazine Jeune Afrique que Kizito Muhigo n’a jamais évoqué le moindre projet de rejoindre un groupe armé, même si l’artiste avait bel et bien émis le souhait de quitter le pays.
«Son corps sans vie aurait été retrouvé le 17 février au matin. Ni le rapport d’enquête ni le rapport d’autopsie n’ont été rendus publics », déplore l’ACAT-France.
L’ACAT-France ne peut pas se contenter de la seule déclaration d’une page des autorités rwandaises qui écartent toute responsabilité dans le décès de Kizito Mihigo et concluent qu’il «montrait des signes de dépression ».
Pour ce faire, ACAT-France lance une campagne de mobilisation générale pour demander une véritable enquête indépendante sur « la mort suspecte » de Kizito Mihigo.
L’ONG rappelle que Kizito Mihigo est un rescapé du génocide des Tutsi de 1994, un temps choyé par le pouvoir rwandais puis haï après la sortie de sa chanson « Igisobanuro cy’urupfu» (L’explication de la mort) en mars 2014, qui abordait à demi-mot les crimes commis contre les Hutu par le régime au pouvoir à Kigali. « Un sujet tabou au Rwanda », selon l’ONG.
« Le génocide m’a rendu orphelin. Mais cela ne doit pas me faire oublier les autres personnes qui ont souffert aussi, victimes d’une haine qui n’a pas été qualifiée de génocide. Ces frères et sœurs sont aussi des êtres humains. Je prie pour eux. Ces frères et sœurs sont aussi des êtres humains. Je les soutiens. Ces frères et sœurs sont aussi des êtres humains. Je pense à eux », dit Kizito Mihigo dans cette chanson.
Pendant son incarcération, Kizito Mihigo est revenu sur cette chanson dans un entretien au téléphone avec l’association belge Jambo ASBL que Kigali qualifie de «négationniste». Certains extraits sonores de cet entretien qui sera diffusé dans intégralité ont commencé à fuité juste après sa mort.
«Cette chanson était vraiment je dirai l’apogée de mon message de réconciliation. Je suis arrivé à une étape où j’exprimais la compassion pour toutes les victimes, non seulement pour les victimes du génocide que je suis, mais aussi des victimes d’autres violences, de vengeances commises par le FPR [parti au pouvoir au Rwanda depuis 1994, ndlr], des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. Je suis en fait au courant qu’il y a tant de Rwandais qui ont vécu pas mal de violences qui ne sont pas encore reconnues comme génocide et il faut que chaque souffrance soit reconnue », explique-t-il.
A la question de savoir si c’était à refaire, s’il composerait la même chanson dès lors qu’il connaît le risque d’emprisonnement ?
«Je n’ai pas pu m’empêcher de sortir cette chanson. Je savais que ça allait provoquer un désaccord terrible avec le gouvernement, je le sentais, je le savais mais je n’ai pas pu m’empêcher de le faire parce que tôt ou tard cette situation peut revenir. Parce que vous le savez le message est plus important que le messager », répond-t-il.
Quant aux conditions de son incarcération, l’artiste ne mâche pas ses mots : « le Rwanda est devenu une prison à ciel ouvert. A chaque fois que tu invoques le sujet des autres victimes mortes du FPR, tu es directement traité de négationnisme, de révisionnisme. Je n’ai pas été arrêté, j’ai été enlevé et détenu pendant longtemps. On ma’ dit que je dois plaider coupable. On me disait que je n’avais pas de choix si je devais survivre. Mon emprisonnement a deux raisons. Il y a une raison caché qui est ma chanson sortie en mars 2004[ Igisobanuro cy’urupfu, ndlr ».
A cause de cette chanson, Kizito Mihigo a été enlevé, en avril 2014 selon ACAT-France, détenu au secret, torturé, menacé de mort et condamné, en février 2015, à 10 ans de prison après qu’il ait été déclaré coupable de complot contre le gouvernement, de création d’un groupe criminel et de conspiration en vue de commettre un assassinat.
Les allégations de tortures formulées par cette ONG sont corroborées par un reportage qui contient un enregistrement de feu Kizito Mihigo expliquant ce qui s’est passé après la sortie de sa chanson « Igisobanuro cy’urupfu ». Cet enregistrement réalisé en prison ne devait être diffusé qu’après sa mort…Ce qui est d’ores et déjà fait.
« Dans les jours suivants la sortie de cette chanson, j’ai subi des insultes, des menaces et des messages me prévenant que quelque chose de mauvais allait m’arriver. J’ai été invité par la directrice de cabinet du Président et le rendez-vous a eu lieu dans le bureau du président du Senat. L’actuel président du Senat. A l’époque, il était vice-président du Senat. Tous les deux m’ont dit que le Président n’avait pas aimé ma chanson et que je devais lui demander pardon dans une lettre. La directrice de cabinet et le vice-président du Sénat m’ont dit que si je ne faisais pas ce qu’ils m’avaient dit, j’étais mort. J’étais allongé par terre et on me frappait sur les fesses. Le commissaire général adjoint de la police est venu me voir, il m’a dit que si je continue à demander pardon, et à plaider coupable dans tout le reste de mon parcours, c’est-à-dire dans le procès, que les choses allaient devenir facile. Mais si je plaide non coupable et que je cherche à dénoncer les injustices qui m’avaient été commises, et bien on allait me donner la perpétuité et j’allais mourir en prison,» révèle-t-il.
Kizito Mihigo a affirmé à Human Rights Watch que des agents de police l’avaient battu et forcé à avouer les infractions dont il a par la suite été inculpé devant un tribunal.
En novembre 2014, il a passé des aveux complets, imploré l’indulgence du Président de la République et de tout le peule rwandais. Mais il a affirmé par la suite à Human Rights Watch qu’il l’avait fait sous la contrainte.
Le 15 Septembre 2018, Kizito Mihigo a été libéré à la faveur d’une grâce présidentielle, en même temps que l’opposante Victoire Ingabire, à condition qu’ils se présentent au bureau du procureur local une fois par mois et demandent une autorisation à chaque fois qu’ils souhaitent se rendre à l’étranger.
Cette clémence présidentielle n’était pas non plus innocente, croit savoir ACAT-France. Elle avait été accordée en pleine campagne de promotion du poste de Secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) pour la ministre des Affaires étrangères rwandaise, Louise Mushikiwabo ; élue avec le soutien de la France.
A en croire cette ONG, cette grâce présidentielle n’était qu’une opération de marketing diplomatique visant à séduire les décideurs de l’OIF en vue de faciliter l’élection à la tête cette organisation dont la mission est de promouvoir la langue et la culture française, la démocratie et les droits de l’homme.
ACAT-France affirme que peu de temps après sa libération, Kizito Mihigo a été convoqué à l’Inspection générale de la police (IGP) où l’un de ses interlocuteurs lui a dit « vous devez arrêter de chanter pour la paix et la réconciliation et vous ne devez plus commettre les mêmes erreurs. vous n’aurez plus la chance d’aller en prison ».
Le célèbre musicien de gospel rwandais a été enterré le 23 février à Rusororo, le principal cimetière de Kigali, en présence d’une grande foule de personnes en deuil composée de fans, de certains musiciens.
Kizito Mihigo est un rescapé du génocide des Tutsis qui a fait plus de 800 000 morts au Rwanda en 1994. Réfugié au Burundi voisin, il retourne au Rwanda à la fin du génocide et intègre le séminaire de Butare. Doué pour la musique, il participe à 20 ans à la composition du nouvel hymne national. En 2001, avec le soutien des autorités rwandaises, il est admis au Conservatoire de musique de Paris. A son retour, il crée la Fondation pour la paix et se consacre à la réconciliation entre Rwandais. Il est alors choyé par le régime. Artiste incontournable des commémorations du génocide des Tutsi, il chante chaque année et ses chansons passent dans tous les médias nationaux.
Selon ACAT-France, tout bascule pour lui en mars 2014 lorsqu’il rend publique sa chanson « Igisobanuro cy’urupfu» (L’explication de la mort) pour la mémoire du génocide dans laquelle il a eu l’outrecuidance de parler de toutes les victimes. Sa composition est très mal acceptée par le gouvernement, jusqu’au plus haut niveau de la Présidence de la République.
Kizito Mihigo subit des menaces de mort pour faire supprimer la chanson sur Internet, chose impossible car régulièrement relayée ou remise sur Internet par de tierces personnes. De compositeur admiré de tous, Kizito Mihigo passe du jour au lendemain au statut d’ennemi public numéro un. Un véritable cauchemar pour lui.
Le 1er avril 2014, Kizito Mihigo, lors d’une réunion avec le cabinet du président de la République, promet de ne plus interpréter la chanson. Cinq jours plus tard, le 6 avril, il est enlevé aux alentours de midi par deux policiers en civil alors qu’il était en voiture. (Fin)