MURAMBI: LE DÉPLOIEMENT DES MILITAIRES FRANÇAIS DE L’OPÉRATION TURQUOISE A PERMIS LA CONTINUATION DES MASSACRES ET DES VIOLS DANS LE CAMP DE REFUGIÉS DE MURAMBI ET SES ENVIRONS

By Dr BIZIMANA Jean Damascène*

Kigali: Les militaires français sont arrivés à Murambi le 24/6/1994. Officiellement, le camp de Murambi comme Nyarushishi ou Bisesero était l’objectif humanitaire le plus important de l’opération turquoise dans son ensemble. Mais les témoignages de réfugiés et de certains Interahamwe qui ont œuvré dans les alentours du camp disent plutôt que les massacres de Tutsi par les Interahamwe ont continué et que les militaires français ont commis plusieurs actes de viol sur des rescapés qu’ils étaient censés protéger.

I)                   LE DEPLOIEMENT A GIKONGORO DE L’OPERATION TURQUOISE : UNE ARMEE EN ORDRE DE BATAILLE POUR SECOURIR LES TUEURS

Les premiers militaires français de Turquoise arrivés à Gikongoro sont les forces du COS (Commandement des Opérations Spéciales), aux ordres du lieutenant-colonel Etienne Joubert  qui y arrivent en reconnaissance le 24 juin 1994 en provenance de Cyangugu. Ils installent leur quartier général dans les locaux du Centre d’enfants SOS. Ils sont rejoints le 27 juin par des légionnaires de la 11ème division parachutiste commandés par le capitaine Eric Hervé, puis par des légionnaires du 2ème régiment étranger d’infanterie de Nîmes commandés par le capitaine Nicol. Ces derniers contingents s’installent dans les locaux du collège ACEPER. La 3ème compagnie de la 13ème demi-brigade de la Légion étrangère venue de Djibouti, sous les ordres du capitaine Bouchez, s’installe à la lisière de la forêt de Nyungwe, près de l’usine à thé de Kitabi, où elle aménage des tranchées.

Le 5 juillet, des hommes du 11ème régiment d’artillerie de marine, ainsi que le 2ème régiment parachutiste d’infanterie venu de la Réunion, prirent leur position à l’Ecole technique de Murambi encore en construction, où un massacre de très grande envergure s’est produit dans la nuit du 20 au 21 avril. Ce détachement français basé à Murambi est à cette époque commandé par le colonel Jacques Rosier qui était en même temps commandant du COS.

A leur arrivée à Murambi, les Français y placent des véhicules blindés légers armés de canons de 90 mm. A ce moment-là, tout le monde sur place est persuadé que les Français venaient voler au secours de l’armée gouvernementale en déroute, ce qui incite les autorités locales à la tête desquelles se trouve le préfet Laurent Bucyibaruta, à organiser une manifestation de joie avec des banderoles louant le soutienfrançais.

Le commandement du contingent français de Gikongoro est d’abord confié au colonel Didier Tauzin, alias Thibault qui, le 04/07/1994, dira que l’armée française n’hésitera pas « à casser les reins du FPR » et que les ordres seront : « pas de quartier». Il est momentanément remplacé par le colonel Sartre jusqu’au 16 juillet, date  à laquelle ce dernier est affecté à Kibuye. Le commandement de Gikongoro est alors confié au lieutenant-colonel Eric De Stabenrath, assisté du commandant Pegouvelo, lesquels assureront cette tâche jusqu’au retrait définitif de Turquoise le 22 août 1994.

II)                APRES LEUR INSTALLATION, LES FRANÇAIS ENTRENT DIRECTEMENT EN CONTACT AVEC LES AUTORITES QUI MASACRAIENT LES TUTSI

Les militaires français ont collaboré avec les autorités de Gikongoro qui massacraient les Tutsi. Ils organisent régulièrement des réunions avec elles et sillonnaient toute la préfecture pour un repérage des lieux et fixèrent des barrières, notamment le long de la rivière Mwogo aux fins d’interdire au FPR l’accès à la zone Turquoise. Les  Français démettaient des bourgmestres en poste et nommaient leurs propres autorités, ou confirmaient celles qui sont en poste malgré leur implication dans le génocide. La quasi-totalité des bourgmestres et sous- préfets ayant travaillé avec les Français ont été condamnés  pour génocide soit par la justice rwandaise soit par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda. 

Les Français donnèrent à ces bourgmestres des consignes claires visant notamment à chercher des infiltrés du FPR et ses complices et à les leur apporter. Selon les nombreux témoignages recueillis par la « Commission Mucyo » en 2006-2007, ces consignes valaient autorisation de tout faire, y compris pour continuer la chasse aux Tutsi. Ils nommaient aussi des agents civils de sécurité qui collaboraient avec eux dans la supervision des activités et leur distribuaient desarmes.

Avec Turquoise, différents camps de populations déplacées vont rapidement se créer sur plusieurs sites de la préfecture, les plus importants étant Murambi, Cyanika ou Karama, Mbazi, Kaduha, Musange, Kibeho, Ndago, Mudasomwa, Muko, Mushubi, et autres.

Ces camps de déplacés abritaient également des miliciens Interahamwe, des éléments ex-FAR et des autorités politiques et administratives, responsables du Génocide commis contre les Tutsi. Ces groupes continuaient de faire la chasse aux Tutsi dans les camps et dans leurs alentours et y tuaient plusieurs personnes.

Les Français laissèrent faire ces génocidaires, notamment en ne démantelant pas des barrières sur lesquelles les miliciens opéraient.

III)             LES CRIMES COMMIS A MURAMBI PAR DES MILITAIRES FRANÇAIS OU COMMIS SOUS LA SUPERVISION DES FRANCAIS

Le camp de Murambi fut installé dans des bâtiments d’une école technique en construction où avaient été massacrés plus de 50.000 Tutsi qui y étaient regroupés sur ordre du préfet Bucyibaruta.

Les Français sont arrivés sur ce site deux mois après le génocide et y ont installé un camp pour des personnes déplacées, ainsi qu’une base militaire dotée de missiles et de pièces d’artillerie. Ils sont entouré le camp de fils barbelés et de tranchées pour permettre son contrôle.

Ils se sont fait aider dans leur installation par des paysans des environs, dont nombre de miliciens responsables du grand massacre du 21 avril 1994. Une bonne partie de cadavres avait été enlevée des salles par l’administration préfectorale en préparation de l’arrivée des Français et enterrée dans des fosses communes à l’intérieur du jardin de l’école.

Une  autre partie des corps était encore là, le sang encore visible sur les murs, ce qui obligea les Français à procéder au nettoyage des locaux et à l’enterrement des corps en décomposition.

Les militaires français ont aménagé un terrain de volley-ball juste à côté de la fosse, pas directement au-dessus. Les limites du terrain de volley-ball jouxtaient celles de la fosse, et tant les joueurs que les spectateurs marchaient sur la fosse commune.

A l’intérieur, ils mélangeaient indistinctement les Tutsi survivants du génocide, des éléments ex-FAR et des miliciens qui avaient participé au génocide. Cette cohabitation a permis aux miliciens de continuer à tuer dans le camp, alors qu’il s’agissait d’un espace censé être sécurisé.

Les témoignages montrent une collusion entre des militaires français et des miliciens, qui a permis la continuation des actes d’assassinat, de viols et d’autres violations des droits humains sur ce site.

1)      Les militaires français ont laissé les miliciens Interahamwe poursuivre le génocide à Gikongoro

Les militaires français n’ont pas démantelé les barrières des miliciens qui servaient de lieux de triage et de mise à mort ; ils ont laissé les miliciens entrer avec leurs armes dans des camps regroupant des survivants du génocide, et ces miliciens y ont pris des personnes qu’ils ont assassinées par la suite. Il est aussi arrivé que des Français assistent ou encouragent des actes d’assassinat de Tutsi rescapés du génocide qui venaient leur demander aide et assistance. Selon plusieurs témoignages, les militaires français ont livré des Tutsi aux miliciens et incite à leur massacre. En effet, des militaires français ont arrêté des Tutsi et les ont remis à des miliciens qui les tuaient sous leurs yeux. Ces livraisons se faisaient la plupart des cas sur des barrières installées par des miliciens depuis avril 1994 et que les Français ont laissé fonctionner tout au long de Turquoise.

La barrière qui est très connue est celle qui se trouvait au Pont Mwogo séparant les anciennes préfectures de Gikongoro et de Butare. Des militaires français ont laissé les miliciens interahamwe continuer les contrôles des cartes d’identité sur cette même barrière, lesquels contrôles ont été suivis d’assassinats commis par ces derniers sous le regard des militaires français.

Des journalistes présents sur les lieux en juillet-août 1994, ont décrit une situation où les survivants sont menacés de mort par les miliciens, alors que les Français sont théoriquement là pour faire cesser les massacres. Corinne Lesnes du quotidien français Le Monde constata qu’ « il y a à Murambi des réfugiés protégés, mais terrorisés, qui n’aimeraient rien (…) que quitter la ‘zone de sécurité’ mise en place pour les rassurer». Dominique Garraud de Libération observa un même environnement dangereux pour les survivants du génocide :

« Aux abords du marché qui regorge de légumes témoignant de la vitalité agricole de la région, des militaires rwandais et des miliciens nonchalants, Kalachnikov neuves à l’épaule, saluent les soldats français. Cette atmosphère bon enfant est trompeuse. Dans le flot des réfugiés, des miliciens traquent encore les Tutsis ou les Hutus modérés ».

Des documents officiels de Turquoise établis par des militaires français sur Kaduha montrent qu’en juillet 1994, il y avait des cadavres récents, ce qui tend à conforter les témoignages relatifs à la poursuite des assassinats pendant la présence de militaires français. En effet, une fiche d’information émanant de l’opération Turquoise en date du 10 juillet 1994 relate : « plusieurs charniers dont certains contenant des centaines de cadavres, ont été découverts à Kaduha. Il semblerait également qu’il y ait des cadavres récents à proximité du marché».

La poursuite des massacres de Tutsi à Kaduha est aussi constatée par des journalistes occidentaux qui y arrivent en compagnie de militaires français. C’est ce que constate en juillet 1994 Christian Lecomte de l’hebdomadaire La Vie : « A la mi-juillet, l’église de Kaduha reste souillée du carnage qui s’y est déroulé : des traces de sang partout jusque sur les béquilles oubliées. Rien n’a été ni lavé ni caché, on espère l’impunité. […] Car la chasse aux Tutsis se poursuit dans la sous-préfecture de Kaduha».

2)      Les militaires français ont violé systématiquement des femmes Tutsi et les ont soumises à l’esclavage sexuel

Des cas de viols, de violences, d’esclavage sexuel et de tentatives de viols sont relatés par des victimes elles-mêmes, la plupart survivantes du génocide, qui avaient trouvé refuge dans des lieux « sécurisés » par ces militaires. D’autres actes de cette nature sont rapportés par des témoins qui ont travaillé avec des militaires français ou qui les ont vus faire ou qui en ont entendu parler. La plupart de ces actes ont eu lieu dans les campements des militaires français de Karama (Cyanika), Murambi et SOS Gikongoro. Ils se sont également déroulés dans des lieux où ces militaires séjournaient pendant une période plus ou moins longue comme à Kinyamakara, Kaduha et à Mushubi. Une victime a été violée à son domicile par deux militaires français conduits par le bourgmestre dulieu en Commune Karama.

3)      Les militaires français ont commis des actes de tortures physiques, humiliants et dégradants, et pillé de biens publics

Un nombre de témoignages affirment que des militaires français se sont livrés à des actes de tortures corporelles sur des civils, notamment des coups et des séquestrations et des actions. D’autres rapportent des actions humiliantes et dégradantes de personnes qui si elles étaient très fortement fragilisées, n’avaient pas perdu leur dignité humaine.

Par ailleurs, avant de quitter Gikongoro, les militaires français ont détruit ou emporté des biens de l’administration rwandaise et des établissements publics, les ont emportés au Zaïre. Parfois, ils ont assisté la population dans le pillage et la destruction des biens publics.

4)      Les militaires français ont collaboré avec des génocidaires qu’ils n’ont pas arrêtés

Les responsables français qui ont mené l’opération Turquoise à Gikongoro ont collaboré avec les autorités criminelles ou installé au pouvoir des personnes impliquées dans le génocide. A l’époque, la plupart d’entre elles étaient des tueurs notoirement connus qu’il n’était pas difficile d’identifier en effectuant une simple recherche d’informations.

Les Français savaient à qui ils avaient affaire en choisissant de collaborer avec ces bourgmestres et sous-préfets, que ce soit à Gikongoro, à Cyangugu et à Kibuye. C’est ce qu’affirma le capitaine de frégate Marin Gillier au journaliste Christian Leconte en juillet 1994 : « Nous savons que les bourgmestres et les sous-préfets de la région sont pour la plupart impliqués dans les massacres de Tutsis, voire leurs instigateurs. Nousavonsaccumulédestémoignagesquileprouvent.Mais,pourlemoment,ilssontnos seuls  interlocuteurs  auprès  du  million  et  demi  de  réfugiés  hutus  qui  ont  afflué  dansla zone».

Les français ont notamment collaboré étroitement avec les principaux génocidaires suivants :

–         LAURENT BUCYIBARUTA, Préfet Gikongoro, réfugié           en France ;

–         DAMIEN BINIGA    Sous-préfet de Munini, recherché par la justice rwandaise ;

–         JOSEPH NTEGEYINTWALI, Sous-préfet            de Karaba, condamné à mort, peine commuée en une peine de prison à vie ;

–          JOACHIN HATEGEKIMANA, Sous-préfet de Kaduha, condamné à une peine de prison  vie ;

Un nombre important de bourgmestres, conseillers de secteurs, anciens bourgmestres ont quitté le Rwanda sous la protection des militaires français.

Conclusion

Ce qui ressort des témoignages produits montre que durant leur séjour à Gikongoro, les militaires français se sont rendus responsables d’atteintes graves portées à la vie, à la dignité et à l’intégrité corporelle et psychique des personnes civiles placées sous leur protection.

Ces faits étaient commis de manière systématique et généralisée à différents endroits de la préfecture. Enfin, avant de se retirer, les militaires français pratiquèrent la politique de la terre brûlée en organisant la fuite des autorités et des troupes des ex-FAR, auteurs du génocide, et en poussant la population civile à fuir au Zaïre.

Le cas de Murambi montre bien que l’opération Turquoise n’avait rien d’humanitaire, mais servait à protéger les génocidaires et à leur permettre de sortir du pays. (Fin). 

* Dr BIZIMANA Jean Damascène, Secretaire Executif Commission Nationale de Lutte contre le Génocide