Église de Cyanika
• Audition de madame Christine KAYITESI, rescapée partie civile de Kibeho. En visioconférence.
• Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH.
• Audition de monsieur Jacques UWIMANA, rescapé partie civile.
• Audition de monsieur Simon Pierre NZUBAHIMANA, pasteur de l’Eglise ADEPR (Pentecôtiste) en visioconférence de Manchester (Grande Bretagne).
Audition de madame Christine KAYITESI, rescapée partie civile de Kibeho. En visioconférence.
Le témoin est originaire de Rwamiko, dans la préfecture de Gikongoro dont le préfet était monsieur Laurent BUCYIBARUTA. Le 6 avril, jour de l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, madame KAYITESI est en vacances dans sa famille. Ce sont ses voisins qui leur demande, le 7 au matin, s’ils connaissent la nouvelle. Ce jour-là, elle et ses proches ne quittent pas leur maison.
Le soir, ils aperçoivent de la fumée s’élever au-dessus des collines voisines: des maisons brûlent sur MATA et RURAMBA. La peur s’emparent des esprits d’autant que la radio appelle les gens à tuer. Le lendemain, les incendies approchent. Les collines de Uwabaganda, Nyacyondo et Nyamabuye sont essentiellement peuplées de Tutsi. Avec sa famille, elle passe la nuit dans la brousse.
Le 9 avril, vers 5 heures, des bruits se font entendre. Les Hutu de Rwamiko risquent de venir brûler leurs maisons. Décision est prise de se réfugier à la paroisse de Kibeho. A leur arrivée, ils se rendent compte que l’église et ses alentours sont peuplés de réfugiés tutsi.
Avec les intellectuels et les personnes les plus instruites, ils constituent un groupe de crise pour interpeller les autorités. Personne ne répond à leurs appels. Le 10 avril, des Tutsi venus d’autres collines les rejoignent en pleine nuit.
Une vieille maman, grand-mère de ses amis, est abattue. Le lendemain, lors de l’enterrement, des cris se font entendre, ceux des attaquants. Ils n’ont pas d’autre solution que d’abandonner le corps et retournent près de l’église.
Le 11 ou le 12 avril, arrive le sous-préfet Damien BINIGA qui s’adresse aux gens rassemblés dans la cour pour les intimider. Il rencontre ensuite l’abbé NGOGA, le curé de la paroisse. Leur entretien ne mène à rien. Le sous-préfet s’adresse au prêtre: «Si tu as peur, viens, on va t’emmener en lieu sûr.» Le prêtre refuse de partir, ne pouvant se résoudre à abandonner ses ouailles.
« A partir de là, nous avons compris que c’en était fini pour nous » continue le témoin.
Le 13 avril, c’est le calme qui règne à la paroisse. Ce n’est que le lendemain, le 14 avril, qu’arrivera l’apocalypse. Des gens affluent des collines alentour et préparent l’attaque qui va se produire un peu avant midi.
Madame KAYITESI, sa sœur et ses cousines se rendent à l’école Marie-Merci pour puiser de l’eau. Arrivent alors de Kajonge des gens armés de lances qui s’approchent de la paroisse. Le témoin rejoint elle aussi la paroisse et croise des gens qui fuyaient une attaque qui arrivait du couvent des religieuses. Les réfugiés décident de se défendre à coups de pierres.
Les attaquants, qui ont entouré la paroisse de tous côtés, commencent à lancer des grenades. Beaucoup de réfugiés tentaient d’entrer dans l’église. Le témoin se réfugie alors dans la petite maison du cuisinier, dans le bruit continu des armes. Avec ceux qui ont trouvé là un abri, elle entend des cris, des gémissements. Elle pense que son tour va arriver. Pendant ce temps, « on continuait à tuer, à tuer » ajoute le témoin. Puis, « un grand silence absolu! »
L’abbé NGOGA s’adresse alors à ceux qui ont échappé à la mort: « Quiconque a survécu doit sortir de sa cachette et s’enfuir. » Le témoin et ceux qui l’entourent arrivent à sortir de leur cache, sans se faire voir. Elle-même prend des sentiers qu’elle connaît bien mais finit par tomber dans un ravin et se blesse. Quand elle revient à elle, elle se retrouve seule.
Arrivée près d’une plantation de thé elle entend quelqu’un qui l’interpelle: « Cache-toi, ils vont te voir. » Arrivée près d’un ruisseau, à Kavuguto, elle croise un instituteur qui avait perdu femme et enfants. Ce dernier lui demande de le suivre. Il va guider les rescapés jusqu’à la paroisse de Karama où ils arrivent vers 8 heures du matin. Les massacres battent leur plein et le témoin réussi une nouvelle fois à s’enfuir et à rejoindre le Burundi. Elle reste seule survivante de sa famille.
Place aux questions.
Président : quels sont précisément les membres de votre famille qui sont morts ?
Christine KAYITESI : pour la paroisse de KIBEHO, mon père MUSABIMANA Claudien, ma mère Victoria NYRAMUKONDO, ma belle-sœur enceinte de 8 mois Thérésie MUKANDAMAGE, mes quatre neveux (enfants de mon frère). Ces derniers ont été brûlés dans la paroisse de KIBEHO. Les autres ont réussi à courir. C’est ce qu’on m’a rapporté plus tard : mon neveu, mon frère, ma sœur ont réussi à partir mais différemment de moi. Dans les jours qui ont suivi, ils ont été tués à BUTARE.
Président : par qui ?
Christine KAYITESI : je ne sais pas bien, mais je connais les circonstances de la mise à mort de ma grande sœur. Ma grande sœur, ainée de la famille est religieuse. Ma grande sœur, mon frère et mon neveu sont allés à BUTARE, au couvent des religieuses. Selon ce que m’a dit mon autre grande sœur, le 26 avril dans la nuit, on leur a conseillé de fuir, car mon grand frère connaissait le BURUNDI. Comme il pleuvait abondamment, ils se sont dit qu’il était opportun de partir jusqu’au BURUNDI sous la pluie. Ils sont partis et nous ne savons pas comment ils sont morts, il y avait des barrières partout, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé. Ma grande sœur était restée au couvent des religieuses, ainsi que d’autres femmes et d’autres jeunes filles, c’est en tout cas ce que ma grande sœur m’a raconté. Elles sont restées sur place et ont demandé à la mère supérieure de leur donner des voiles, car on ne tuait pas les religieuses. La mère supérieure a refusé.
Par la suite, on les a cachées dans les tas de bois de chauffage, la nuit, pour que les tueurs ne les voient. Ils sont restés sur place jusqu’au mois de juin. Le 8, on est venu les sortir des tas de bois, on les a conduits dans la préfecture de BUTARE. Tout le monde est parti là-bas, il y avait des femmes et des enfants, ma sœur a pris un enfant des voisins, elle l’a mis sur son dos. Au moment où les assassins sont arrivés, ces tueurs désignant ma grande-sœur ont dit : « Celle-là, ce n’est pas une femme, il faut la violer ». Elle a résisté et ils ont dit qu’il fallait la tuer sur place. Ils ont mis sur son cou une corde, ils l’ont étranglée et après ils l’ont trainée, l’ont tirée et mise dans un véhicule. Ils l’ont emmenée et il n’y a pas eu de suites. Quand ils l’ont prise, elle était déjà décédée mais nous ignorons jusqu’à aujourd’hui l’endroit où ils l’ont mise, où elle se trouve.
Président : Pour revenir à ce qui s’est passé dans la paroisse de KIBHEO, avez-vous vu partir les attaquants, des gendarmes ou des militaires ?
Christine KAYITESI : Les circonstances dans lesquelles je me trouvais ne me permettaient pas de les voir.
Président : Vous n’aviez donc pas la possibilité de voir pendant l’attaque ?
Christine KAYITESI : Non, car j’étais dans la maison du cuisinier et donc je ne pouvais pas les voir. Mais nous les entendions tirer avec des kalachnikovs et des explosions de grenades. De là, nous avions déduit qu’il y avait des gendarmes et des militaires. Nous ne les avons pas vus , sinon nous ils nous auraient tués.
Président : J’ai compris que vous aviez des neveux morts dans l’incendie de KIBEHO, étiez-vous présente dans l’église ? Ou étiez-vous déjà partie ?
Christine KAYITESI : Je voudrais vous dire que l’église a été incendiée après et pas tout de suite. Quand je parle de mes neveux et de mon père, les voisins m’ont dit qu’ils avaient réussi à entrer dans l’église. J’ai couru au moment où eux étaient restés à l’intérieur.
Président : Donc, si j’ai bien compris vous étiez partie vous cacher dans une plantation de thé ?
Christine KAYITESI : Lorsque nous avons fui, nous avons emprunté les chemins qui était familiers, que nous connaissions.
Président : Vous êtes tombée dans un ravin et vous vous êtes fracturé ?
Christine KAYITESI : Oui, aussi au niveau du dos.
Président : Vous vous êtes cachée dans la plantation de thé, car sinon quelqu’un allait vous voir ?
Christine KAYITESI : Je me suis retrouvée sur la route où j’ai entendu quelqu’un qui me disait « ils vont te voir », donc j’ai compris que c’était quelqu’un qui fuyait comme moi, et je suis rentrée dans la plantation. Je ne suis pas restée longtemps, et j’ai continué de traverser.
Président : Si j’ai bien compris, vous avez rencontré un instituteur accompagné de femmes, qui vous a guidée jusqu’à la paroisse de KARAMA ?
Christine KAYITESI : Je dois préciser que cet instituteur qui était de KIBEHO, m’avait donné cours dans le temps. Il était en train de fuir comme moi, et il laissait derrière lui sa femme et ses enfants qui avait été tués.
Président : Cet enseignant était Tutsi ?
Christine KAYITESI : Bien sûr. Les deux femmes avaient- elles aussi laissé leur famille décédée à KIBEHO, elles étaient en train de fuir comme moi.
Président : Il va y avoir aussi une attaque sur la paroisse de KARAMA, le 21 avril ?
Christine KAYITESI: C’est exact, je me trouvais aussi à l’intérieur de l’église, mais je me trouvais à l’entrée, à côté de la porte, on a lancé une grenade à l’intérieur qui a tué tous ceux qui étaient devant, près de l’hôtel.
Président : À la paroisse de KARAMA, il y avait du monde ? Plus de monde qu’à KIBEHO ?
Christine KAYITESI : Je dirais qu’ils étaient plus nombreux, car tous les réfugiés de KIBEHO étaient à KAMARA et tous les réfugiés de MUNINI.
Président : C’était dans la préfecture de KAMARA ou de BUTARE ?
Christine KAYITESI: Dans la préfecture de BUTARE.
Président : Quelle est votre situation aujourd’hui ? Qu’est-ce qui est important pour vous ? Qu’attendez-vous de ce procès ?
Christine KAYITESI: Je vous remercie. Pour ce qui nous concerne, nous autres rescapés, lorsqu’un tel procès a lieu, ça panse nos plaies. Les gens comme l’ancien préfet Laurent BUCYIBARUTA, avaient une grande autorité et du pouvoir. Il a abandonné les gens pendant le génocide et a abandonné ses administrés à leur sort dont il avait la charge, alors que nous avions demandé son assistance.
En réalité, ce n’est pas moi qui ai téléphoné directement mais comme je faisais partie du comité de crise, nous avons demandé du secours à toutes les autorités, mais personne nous a apporté de l’assistance. Cela prouve la manière dont ils avaient planifié de nous exterminer. En ce qui me concerne, le génocide a été commis, la vie s’est arrêtée, la famille a été exterminée. Voyez-vous je suis restée seule alors que j’avais une grande famille. Voir quelqu’un qui a joué un rôle circuler impunément 28 ans sans que rien ne se passe! Quand nous avons vu les juridictions juger, nous nous sommes dit que nous étions finalement entendus par rapport à la cruauté dont nous avons été victimes. Les criminels comparaissent devant la justice pour que ce qui nous est arrivé n’arrive plus à nos enfants. Ce qui nous est arrivé, ce sont des choses avec lesquelles nous vivons au quotidien, mais nous devons lutter pour continuer à vivre.
Président : Vous avez dit que vous faisiez partie du comité de crise et qu’on avait prévenu les autorités ? Est ce qu’il y avait un téléphone dans la paroisse ?
Christine KAYITESI : Il y avait un téléphone.
Président : Est-ce qu’on vous l’ a dit ou avez-vous vu qu’on avait appelé les autorités ? Qui a-t-on appelé ?
Christine KAYITESI : Je voudrais préciser que la paroisse de KIBEHO, c’est là où j’ai été baptisée, d’où venait toute ma famille. Ce comité de crise était constitué d’intellectuels, il y avait des enseignants, des médecins, des Tutsi qui était instruits, moi aussi j’en faisais partie. Le curé était aussi Tutsi. Dans cette paroisse, il y avait trois prêtres, si je m’en souviens bien. Dans cette paroisse, il y avait le curé de la paroisse, je me souviens aussi d’un prêtre âgé, qui s’appelait Lucien, et il y avait aussi ce prêtre Paul, directeur de l’école Marie Merci, qui était un Hutu qui ne se faisait pas voir et qu’on ne voyait pas dans ces situations difficiles. Le curé ne pouvait rien faire. C’est pourquoi on faisait des réunions avant midi dans ce comité et l’après- midi parfois. La personne qu’on a appelé la première c’est Monseigneur MISAGO.
Président : C’était quand ?
Christine KAYITESICK : C’était le curé qui appelait par téléphone, il avait cette qualité d’appeler.
Président : Quand a-t-il appelé ?
Christine KAYITESI: Quand je suis arrivée le 9 avril, je suis entrée dans ce comité de crise. Le curé nous a dit qu’il avait déjà appelé en expliquant toute la situation qui prévalait. Le curé a appelé toutes les autorités, dont Mgr MISAGO et les autorités responsables, le préfet Laurent BUCYIBARUTA, le sous-préfet, et le bourgmestre.
Président : Quand vous dites que le curé a appelé toutes les autorités, est-ce qu’il a parlé à Laurent BUCYIBARUTA ?
Christine KAYITESI : Oui, il a appelé le préfet Laurent BUCYIBARUTA.
Président : Donc il lui a parlé ?
Christine KAYITESI: Je confirme que c’est le curé qui a appelé le préfet. Le curé donnait le compte rendu au comité.
Président : C’était quand ? Avant ou après l’attaque ?
Christine KAYITESI: Je précise que c’était avant, le 12 avril 1994.
Président : On sait que le 11, il n’était pas là. Le 11 avril 1994, Laurent BUCYIBARUTA était présent à une réunion à KIGALI. C’était quand, avant le 11, ou après ?
Christine KAYITESI : Les rapports étaient donnés entre le 9-12 avril 1994. Donc, avant le 12 avril, on a pu téléphoner. À partir du 12 avril, on a vu Damien BINIGA, et après ils se sont résignés. On n’a pas vu de bourgmestres.
Président : Donc à partir du 12, pas de contact téléphonique ? Avant le 12, il y a eu des contacts et vous avez vu Damien BINIGA et qu’on préparait des attaques, et vous vous êtes dit que c’était fini. Il n’y a pas eu de contact avec la préfecture de GIKONGORO avant l’attaque ?
Christine KAYITESI : Non je ne pense pas. Le 11, on nous a attaqués.
Président : Avez-vous vu des bourgmestres ?
Christine KAYITESI: Moi, personnellement, non.
Président : Est-ce que vous savez si votre téléphone fonctionnait encore ou a-t-il été coupé ?
Christine KAYITESI : Je ne peux pas préciser si la ligne téléphonique avait été coupée, car je voulais savoir comment fuir, je n’avais pas le temps de chercher à savoir si téléphone marchait.
Président : Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Christine KAYITESI : A cette date du 12 avril 1994, dans le comité de crise, il y avait aussi un enseignant. Il nous a donné un conseil, en disant que si quelqu’un pouvait se sauver, il pouvait le faire. A ce moment-là, quelques personnes se sont sauvées. Je m’en rappelle bien, car moi aussi on m’a dit de me sauver et de fuir, mais on ne l’a pas fait car j’en avais discuté avec mes parents. Nos parents nous avaient dit que dans les années 59/60, ils avaient déjà tué des Tutsi, ceux qui avaient voulu essayer de se sauver on les avait tués dans les forêts, sur les routes. Mais, ceux qui avait pris refuge dans les paroisses, on les avaient sauvés. C’est la raison pour laquelle nos parents nous ont conseillé de rester dans la paroisse pour avoir la vie sauve. Ceux qui se sont sauvés vers le Burundi, le 12 avril 1994, on les a tués en chemin.
Questions de la défense :
Me BIJU-DUVAL : vous nous avez indiqué à l’instant que le curé vous avez fait part des contacts téléphoniques que lui avait eu avec des autorités. Mais, vous-mêmes, personnellement, vous n’avez pas assisté à ces conversations téléphoniques ?
Christine KAYITESI: c’était le curé de la paroisse seul qui téléphonait aux autorités, pas un téléphone mobile mais fixe.
Me BIJU-DUVAL : pouvez-vous nous indiquer, si vous vous en souvenez, le nom des membres de ce comité de crise ?
Christine KAYITESI : oui, mais je ne peux pas tous les citer, je ne vais pas dire tous les noms, mais ceux dont je me rappelle. Il y avait le prêtre NGOGA, Augustin (enseignant), KASIRE (enseignant), Venantie MUKAMAZINA (infirmière), MUNYANKINDI (enseignant à Marie-Merci), MUNYENTWALI Alphonse et son père, enseignant, Justin MUNYENTWALI.
Président : merci Madame, il est sans doute souhaitable que Monsieur Laurent BUCYIBARUTA réagisse sur cette question car il est question d’un contact téléphonique le 12 avril.
Réactions de monsieur BUCYIBARUTA. « Je comprends le fondement de l’angoisse que le témoin a eu avant de quitter son domicile. Pareil pour Kibeho.. Je comprends la souffrance qu’elle a pu endurer. Ce sont des événements bien regrettables. Tous les téléphones fixes de la préfecture étaient répertoriés. Il n’y en avait pas à la paroisse de Kibeho. Il est donc exclu que le curé ait pu en utiliser un. Il n’y avait pas de téléphone de la paroisse dans l’annuaire. Le curé ne m’a jamais téléphoné. Par contre, le 16 avril, il a téléphoné à monseigneur MISAGO, depuis Butare. » (NDR. Compassion à minima de la part de monsieur le préfet!)
Monsieur le président propose de faire des lectures d’extraits du livre Aucun témoin ne doit survivre d’Alison DESFORGES et du Journal de Madeleine RAFFIN. Ce sera pour la fin de la journée.
Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH.
Le témoin annonce les trois parties de son intervention:
1. Présentation de l’OCLCH (Office Central de Lutte contre les Crimes contre l’Humanité et les crimes de Haine).
2. Fonctionnement de l’Office;
3. Le dossier BUCYIBARUTA.
1) L’OCLCH est une structure de police judiciaire créé par le Premier Ministre qui comprend 13 offices centraux. Créé en novembre 2013, cet Office répond à des besoins internationaux de la France. Le témoin évoque ensuite la création de la CPI (Cour Pénale Internationale) dont 123 états sont signataires. Cette création a provoqué une modification de la Constitution française. Apparaît alors la notion de « compétence universelle » qui permet de juger des étrangers qui ont commis des crimes à l’étranger sur des étrangers à condition que ces personnes soient localisées sur le sol français au moment de la plainte. En 2012 sera créé le Pôle crimes contre l’Humanité, puis l’OCLCH pour épauler les juges. Cet Office sera confié tout naturellement à la gendarmerie. Trente-neuf OPJ travaillent dans cette structure, dont 40% de femmes.
2) Le fonctionnement. L’Office gère 150 dossiers dans plus de trente pays. Concernant le Rwanda, des demandes d’entraide pénale internationale sont faites. Il faut entendre les témoins, visiter les lieux des crimes, avoir des contacts avec les autorités locales qui invitent. Les gendarmes conduisent alors des auditions de témoins. Contacts fréquents avec le GFTU [1] (chargé des génocidaires en fuite) et avec « la section Protection des témoins » du Parquet de Kigali, section chargée de contacter les témoins et d’établir le planning des auditions. Ces auditions se font avec l’aide d’un interprète, au plus près des lieux de résidence des témoins. Les prisonniers sont entendus dans un local du lieu de leur détention. Ils peuvent aussi être «extraits» de la prison.
3) Dossier BUCYIBARUTA. Cette partie de l’exposé consistera essentiellement dans le commentaire de photos que le témoin a fait verser au dossier. La préparation du procès a permis sept déplacements au Rwanda. Plus d’une centaine de témoins ont été entendus. Le général REILAND souligne les difficultés que peuvent rencontrer les OPJ. Certains témoins ont été entendus par des enquêteurs de pays différents. Il faut alors croiser les informations. Il est aussi parfois difficile de retrouver les témoins (NDR. Vu l’ancienneté de l’affaire, des témoins sont morts (6 parmi ceux qui avaient été cités par le Ministère public), les mémoires défaillent, des témoins, rescapés ou tueurs, ne veulent plus témoigner, d’autres enfin, ayant pardonné à leurs bourreaux, renoncent à confier ce qu’ils savent). Sans oublier les témoins disséminés à travers le monde qu’il faut retrouver.
Maître LEVY demande pourquoi il n’y a pas eu d’enquêtes entre 2001 et 2006. Le témoin ne peut que répondre qu’en 2005 les témoins habitant l’Europe ont pu être auditionnés. L’avocat de la défense veut savoir aussi si les gendarmes ne rencontrent pas de difficultés pour enquêter.
« La liste des personnes à auditionner est établie par les enquêteurs français et transmise au Rwanda qui recherche les témoins. Les auditions sont pratiquées par les gendarmes français avec la seule présence d’un interprète » répond le témoin.
Se référant au témoignage du prisonnier BAKUNDUKIZE, maître LEVY voudrait savoir si les témoins ne seraient pas manipulés. Le général REILAND répond qu’il n’a jamais noté de pressions sur les témoins. Les enquêteurs ne reçoivent aucune instruction pour mener leurs auditions. L’avocat de la défense s’étonne enfin que seuls cinq témoins ont été confrontés à leur client et que deux ne sont plus sur la liste des témoins cités. Cette question n’est manifestement pas du ressort du général REILAND.
Quant à savoir, sur question de maître BIJU-DUVAL, si, dans leurs recherches documentaires les enquêteurs doivent les demander au GFTU [2] ou à la CNLG [3], ou s’ils peuvent aller les chercher eux-mêmes, le témoin répond que les deux cas existent.
Audition de monsieur Jacques UWIMANA, rescapé partie civile.
Jacques UWIMANA: je souhaiterais m’exprimer en kinyarwanda pour être plus à l’aise;
Président : je vous informe que votre constitution de partie civile a été déposée mais elle a fait l’objet de contestations donc il en a juste été donné acte pour le moment.
Déclaration spontanée :
En 1994, j’avais environ 17 ans, nous habitions au centre de NYAMAGABE, mes parents habitaient là. Mon père était pasteur dans l’église ADEPR [4], il était le représentant de cette église dans la préfecture de GIKONGORO. Nous avons grandi dans une famille de cinq enfants, avec deux parents qui nous ont bien élevés comme les parents le font, nous étions épargnés par les problèmes ethniques au Rwanda. J’ai commencé à apprendre ce genre de choses au secondaire, lorsque dans nos écoles il y a eu des troubles, et les Tutsi ont dû aller passer la nuit dans des buissons à cause de ces persécutions.
En 1994, quand l’avion présidentiel est tombé, chez nous, à GIKONGORO, il y avait des grands problèmes qui ont commencé : des menaces contre les Tutsi ont débuté, ça a commencé dans les régions de MUDASOMWA et de MUSEBEYA. Dès le 7, on a commencé à tuer certains dans ces communes-là. Comme il y avait des paroissiens de mon père qui habitaient ces localités, ils ont commencé à fuir vers l’église. Vers le 10 avril, les paroissiens qui s’étaient réfugiés chez nous étaient environ une centaine. Mon père en tant que responsable devait informer les autorités qu’il y avait des réfugiés sur place pour qu’elles puissent fournir la nourriture, des logements.
A cette date, il a pris le téléphone et a appelé le préfet de GIKONGORO, il lui a parlé du problème de sécurité qu’il y avait. En date du 11, est venu le bourgmestre de la commune NYAMAGABE, Félicien SEMAKWAVU, qui est venu avec des gendarmes, ils ont pris tous ces réfugiés, ils les ont amenés au camp de Murambi et notre famille est restée sur place. Ils nous avaient demandé de nous rendre à MURAMBI pour notre sécurité. Mais mon père a refusé de partir car on pensait qu’en partant d’autres personnes allaient venir vers lui et il ne voulait pas laisser ses fidèles. Par la suite, d’autres personnes sont venues et ont été tuées sur place à la paroisse. Toutes ces personnes n’ont pas pu se rendre à MURAMBI. Toutes ces personnes (environ 100), qui voulaient aller à MURAMBI sont décédées là. Nous en famille, nous sommes restés à la paroisse. Le 21 avril, MURAMBI a été attaquée, tous les Tutsi qui se trouvaient là ont été tués. Jusqu’à aujourd’hui, on dénombre 50 000 Tutsi qui ont péri là.
Le 23 avril, on nous a attaqués à la maison chez nous, donc cela veut dire que nous savions déjà qu’on avait déjà tué les gens de MURAMBI. Les Interahamwe [5] qui avaient déjà tué le 21 avril, ont attaqué le 21 au matin et une fois qu’ils les avaient tués ils sont allés sur le site de CYANIKA. Les personnes qui ont pu fuir MURAMBI pour CYANIKA ont été poursuivies. On dit également que 35 000 personnes auraient péri. Parmi ces personnes, j’ai des membres de ma famille : mes tantes maternelles, mes cousins ainsi que beaucoup d’autres car ils habitaient autour de là. Je retourne chez moi à la maison, le 23 avril, c’est là qu’on nous a attaqués, ce jour-là, un jour de marché, un samedi. Les gens qui nous ont attaqués savaient que nous étions là. Une grande attaque d’environ 15 personnes ou plus. Je ne les ai pas vus mais je les ai entendus, nous étions tous à la maison (mon père, ma mère, 5 enfants, un cousin qui vivait chez nous et un fidèle de la paroisse). Ils sont venus en soufflant dans des sifflets. Ils nous ont ordonné de sortir de la maison. Nous étions à l’intérieur, nous avions fermé à double tour. Ma mère a ouvert la porte. Quand j’ai entendu ça, comme j’étais adolescent, j’ai grimpé sur une chaise et je suis allé me cacher dans un faux plafond. On a fait sortir tous les autres. On les a emmenés vers l’entrée de la propriété. On a fait sortir tous les autres, on les a tués avec les gourdins.
Après leur mise à mort, la personne qui avait dirigé l’attaque était Alphonse, employé d’une entreprise publique Electrogaz. c’était un Interahamwe, entrainé par l’État. On a mis les gens par terre, on leur a asséné des coups de gourdins. Mais mon petit frère n’était pas encore mort. Les autres sont morts sur place. Mon petit frère a pu survivre, jusqu’au mois de juin. Comme il n’a pas pu trouver du secours, il n’a pas pu trouver quelqu’un pour le cacher, le secourir et l’aider, au mois de juin ils sont revenus, l’ont tué. J’ai survécu car j’ai été aidé par nos amis Hutu. Ces personnes m’ont caché jusqu’au mois de juin, vers le 10. À ce moment-là, je suis allé à MURAMBI. On avait déjà tué des gens, très peu de personnes avaient survécu à MURAMBI et on avait mis là-bas des vieilles personnes dont on avait dit qu’après l’enterrement du président, on allait les enterrer. J’ai pu arriver à MURAMBI comme ces vieilles et ces enfants. Par chance, autour du 18 juin, il y a eu la zone TURQUOISE [6]. Les soldats français sont venus dans leur mission donnée par l’ONU, et ils nous ont protégés. A ce moment- là, d’autres personnes qui n’étaient pas mortes et qui se cachaient ont pu venir à MURAMBI, car elles avaient compris qu’il y avait la présence des Français jusqu’au mois de juillet. Début juillet, problème car on mélangeait les réfugiés : Hutu et Tutsi. Des Hutu de KIGALI et de BUTARE qui fuyaient le FPR [7], notamment des Interahamwe et des génocidaires, mais aussi nous. Nous avions la sécurité due à la présence des militaires français, mais nous n’étions pas à l’aise de cohabiter avec ces personnes- là. Parmi nous, il y avait des personnes plus âgées et instruites qui ont pu discuter avec l’ONG Solidarité, qui les a mis en lien avec le FPR. Ils ont expliqué le problème que nous avions, notamment de cohabitation avec les génocidaires. L’association Solidarité a amené des camions. Ils ont demandé qui voulait rejoindre BUTARE, donc la zone FPR, car GIKONGORO était la zone Turquoise. Nous avons donné nos noms sur les listes, on nous a mis dans un véhicule pour partir dans la zone du FPR. C’est ainsi que j’ai survécu.
Projection de photos familiales.
• Photo 1 : Mon père, il me semble que Laurent BUCYIBARUTA doit le reconnaitre, d’autant plus qu’il était aussi un responsable et ils devaient se croiser lors des réunions de sécurité élargies, car lui aussi faisait parties des réunions de sécurité élargies.
• Photo 2 : mon père et sa mère. L’enfant est le cadet de la famille.
• Photo 3 : Certaines personnes sont des membres de sa famille. On peut me voir plus jeune, la sœur de ma mère qui a été tuée, la cousine de mon père, mon petit frère tué en juin et mon autre petit frère né en 1983 qui a été tué avec les parents.
Président : Laurent BUCYIBARUTA reconnaissez-vous son père qui était sur la photo ?
Laurent BUCYIBARUTA : Le témoin vient de dire que son père était pasteur ADEPR dans toute la préfecture et qu’il assisté aux réunions de sécurité de la région. Il y a deux organes que les gens confondent souvent : comité préfectoral de sécurité (petit nombre de personnes) et conférence préfectorale (élargie). Dans la dernière, les pasteurs, bourgmestres pouvaient venir si le préfet voulait qu’ils viennent. Quand je demandais au secrétariat d’envoyer les invitations, cela ne voulait pas dire que je connaissais son père personnellement, le témoin dit peut être vrai mais je ne l’ai pas connu. Je ne le connaissais pas à titre personnel. Il dit aussi que son père m’a téléphoné le 10 avril 1994, je ne sais pas si son père m’a téléphoné au bureau ou à mon domicile car le téléphone pouvait être utilisé que je sois au domicile ou au bureau. Je ne sais pas où son père m’a téléphoné. Pour conclure, je n’ai pas eu de contact particulier avec son père mais je savais qu’il y avait une église dans la commune.
Président : Donc, si je résume, les photos projetées ne vous rappellent rien de particulier ?
Laurent BUCYIBARUTA : Non, car je ne connaissais pas cette famille.
Président : Eglise protestante pentecôtiste à GIKONGORO, il est possible que des pasteurs aient été invités à des conférences préfectorales élargies ?
Laurent BUCYIBARUTA : Oui, possible. Mais pas de souvenir sur le père de Jacques UWIMANA.
Jacques UWIMANA : J’ai compris mais je demanderai à réagir. En partant de la composition des autorités à cette époque au Rwanda, il est impossible que le préfet Laurent BUCYIBARUTA ne connaisse pas mon père. Il peut ne pas connaitre les simples pasteurs, mais mon père dirigeait environ 30 pasteurs, comme l’autorité préfectorale. Ce n’est pas normal de dire qu’il ne connaissait pas le représentant d’une grande église ADEPR, qui est une église importante et qui est à cette époque-là une grande église. Cette église avait des écoles, c’est comme s’il disait qu’il ne connaissait pas l’évêque de l’église catholique, monseigneur MISAGO. Dans le cadre de la mobilisation de la population, les autorités passent par les responsables d’églises pour atteindre facilement les fidèles.
Président : Précision du dossier, vous avez constitué partie civile pendant la procédure. Vous avez été entendu par le juge d’instruction, et dans sa décision de renvoi, il avait considéré qu’il n’existait pas de charges suffisantes concernant la mort de votre famille. Il a estimé qu’il devait y avoir un non-lieu sur l’exécution des poursuites concernant l’exécution de vos parents. Pas d’élément suffisant à charge. Il y a eu un appel, la Chambre d’appel a maintenu le non-lieu. S’agissant de ces faits-là, la décision de non-lieu est définitive. Nous ne pouvons en parler que dans le cadre d’un contexte. Vous avez pu dire que des personnes réfugiées chez vos parents ont été conduites à MURAMBI et vous nous dites que certains membres de votre famille étaient à CYANIKA.
Jacques UWIMANA : Ce que je peux ajouter pour clarifier c’est que nos autorités de chez nous sont très différentes de celles de la France. Je ne sais pas où se limitent les compétences du préfet en France, mais au Rwanda il s’agit d’une personne très importante au niveau de l’État. Les directives du ministère était données au préfet, qui les transférait aux bourgmestres qui eux avaient des conseillers. Tout cela allait jusqu’à la population en bas de l’échelle. La raison pour laquelle je me suis constitué partie civile c’est pour la mort de mes parents qui ont fait appel au préfet pour avoir du secours et de l’aide quand les choses sont devenues dangereuses : le préfet ne les a pas aidés.
Autre chose, vu que les directives allaient jusqu’aux autorités les plus vastes, le bourgmestre devait faire des rapports au Préfet. Pendant le génocide, les massacres étaient dirigés par les autorités, ces directives devaient venir de plus haut et les bourgmestres devaient transmettre les rapports de ce qui s’était passé chaque jour.
Président : Nous allons entendre un témoin : Simon-Pierre NZUBAHIMANA vous le connaissez ?
Jacques UWIMANA : C’est un Pasteur, mon père était son responsable et il était son adjoint. Il fait partie des personnes ayant accéléré le génocide à NYAMAGABE. Après qu’on a conduit ces personnes à la paroisse, quand les Interahamwe sont arrivés, ils les ont enfermées. Simon Pierre a demandé qu’on ouvre les portes et a préféré qu’on les tue pour ne pas qu’on détruise ses écoles. Aujourd’hui, on nous dit qu’il a fui et qu’il vit en Angleterre, et il a été condamné par les Gacaca [8].
Président : Monsieur Laurent BUCYIBARUTA a dit qu’il ne savait pas les circonstances de l’appel de votre père, connaissez-vous des précisions ?
Jacques UWIMANA : Je ne peux pas savoir, ce que je sais c’est que j’étais un enfant de 17 ans. Je discutais avec mes parents car j’étais l’ainé, c’est comme ça que j’ai su mais je ne peux pas savoir si c’est à la maison ou au bureau. Mais je sais qu’ils se sont parlés, car il a demandé de l’assistance pour ses réfugiés et lui-même.
Président : Dites-nous combien de personnes étaient réfugiées chez votre père ? Combien sont allés à MURAMBI ?
Jacques UWIMANA : je peux estimer le nombre : personnes conduites à MURAMBI, environ 100 et les personnes venues après et tuées sur place étaient entre 15 et 20, à la maison nous étions cinq enfants et parents + cousins et une autre personne ayant trouvé refuge chez nous.
Président : Vous avez parlé du bourgmestre, des gendarmes aussi sont venus ?