Procès pour genocide de Bucyibaruta à Paris. 8 Juin 2022. J19

By Alain Gauthier

•           Audition de monsieur Fidèle NKERAMUGABO, rescapé cité par le ministère public.

•           Audition de monsieur Claude NDORIMANA, partie civile.

•           Audition de monsieur François SHIKAMA, en visioconférence du Rwanda.

•           Audition de monsieur Stanislas HIGIRO, rescapé cité par le ministère public.

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Comme prévu, monsieur BUCYIBARUTA est invité à réagir aux témoignages entendus la veille.

« Ce que Désiré NGEZAHAYO disait, c’était pour échapper à la peine de mort. Dans son jugement de 1998, je n’ai rien lu qui puisse me concerner. Il n’a cessé de rejeter la responsabilité de ses actes dur moi.

Au CEPEP, SINDIKUBWABO [1] ne s’est entretenu ni avec les sous-préfets, ni avec les bourgmestres. Quant à la lettre que NGEZAHAYO prétend avoir adressée au préfet, elle n’existe pas. »

Monsieur BUCYIBARUTA conteste toutes les accusations de NGEZAHAYO. Par contre, il n’a pas de commentaire à faire concernant les deux autres témoins.

Maître PHILIPPART fait remarquer que Désiré NGEZAHAYO est constant dans ses auditions.

Maître LEVY insiste sur l’importance d pour la défense de pouvoir interroger, voire contre-interroger les témoins. Or, la défense n’a pas pu le faire, ce témoin étant décédé. « Monsieur BUCYIBARUTA a très bien exposé ce qu’il pensait de ce témoin. Depuis qu’il est condamné à mort, NGEZAHAYO a été très sollicité. De plus, il a beaucoup menti. Il n’a plaidé coupable que pour son rôle aux barrières alors que s’était un meneur. »

Monsieur le président évoque le cas de MUNYANEZA, qui a refusé de venir témoigné au procès. Il est réfugié en Angleterre et a été lui-même mis en cause. Dans la procédure, en D 10912 et D 10911, il est des courriers qui l’accusent.

Audition de monsieur Fidèle NKERAMUGABO, rescapé cité par le ministère public.

Le témoin va commencer par une courte déclaration spontanée dans laquelle il dit avoir été pourchassé. Lorsque l’avion est tombé, « les objectifs des gens ont changé. » Laurent BUCYIBARUTA était préfet de GIKONGORO depuis 1993, originaire de la commune MUSANGE. Les bourgmestres de NYARUGURU, BUFUNDU et BUNYAMBILI ont changé de comportement. « On a installé des bourgmestres qui avaient de la force dans le cadre de la préparation du génocide après la chute de l’avion.

Et le témoin de nommer les nouveaux bourgmestres mis en place: NTEKABANO à MUSANGE, Augustin GASHUGI à KARAMBO et HIGIRO à MUSEBEYA.

Monsieur le président souhaite reprendre la main et va poser des questions au témoin.

« Si on a mis en place de nouveaux bourgmestres, c’est pour qu’ils collaborent avec le préfet pour préparer le génocide. En 1994, j’exerçait une activité modeste, j’étais moniteur agricole dans la commune de KARAMBE et je dépendais du ministère de l’agriculture. Mon domaine, c’était de m’occuper du reboisement, je préparais les pépinières. J’étais marié et j’avais trois enfants. Tous ont été tués pendant le génocide à l’église de KADUHA. Je suis resté seul. »

Le président: que voyez-vous changer après l’attentat contre HABYARIMANA?

Le témoin: On a dit aux gens de rester chez eux et de ne pas organiser de rassemblement de plus de trois personnes. Les bourgmestres nous ont dit de nous regrouper à KARAMBO mais nous sommes allés à KADUHA. Parmi les réfugiés à la commune de MUKO, il y avait beaucoup de Tutsi. Albert KAYIHURA en était le bourgmestre. On avait commencé à tuer les Tutsi dans la nuit du 6 avril. Les membres du personnel ont été éliminés: le comptable, l’infirmier du Centre de santé et un juge du tribunal de canton de MUSHUBI.

A MUKO, le bourgmestre KAYIHURA avait tout fait pour que les gens viennent à MUSHUBI. Mais on a conduit les gens à KADUHA « pour les sauver ». Le 8, le bourgmestre a séparé les hommes des femmes et des enfants. IL a conduit les hommes à une barrière où ils ont été tués. Les 19 et 20 avril, les femmes et les enfants, restés au Bureau communal seront tués à leur tour.

Le 21 seront perpétrés les massacres à KADUHA où les gens de MUSEBEYA avaient été amenés par HIGIRO dans un véhicule de la commune.

Le génocide à KADUHA a commencé tard dans la nuit du 20 au 21. Des instructions avaient été données par le préfet en personne venu à la sous-préfecture. On nous avait dit de nous occuper de l’hygiène. Pour cela, nous devions creuser des tranchées en guise de latrines. Ce sont ces tranchées qui serviront de fosses communes. Les gens de KADUHA viendront prêter main forte aux gendarmes, avec leurs armes traditionnelles,  dans la commission du génocide. Les tueries ont continué jusqu’au lendemain. Ceux qui avaient réussi à courir ont pris la direction de NYANZA en passant par le BUFUNDI et en traversant les rivières MWOGO et RUKARARA. Des gendarmes, venus de CYANIKA avec leur commandant SEBUHURA,  attendaient les fugitifs à la rivière MWOGO pour les sauver. En réalité, ils seront exterminés sur place.

Monsieur le président demande alors au témoin de bien distinguer ce qu’il a vu de ce qu’il a entendu dire. Ce dernier va alors raconter comment il s’est rendu à KADUHA où il sera accueilli par une religieuse « bienfaitrice » et un prêtre burundais du nom de NYANDWI « qui fut le premier à exterminer les gens de KADUHA. »

Le témoin parle du prêtre NYANDWI comme d’un militaire dont il a revêtu l’uniforme, qui avait « un comportement particulier avec les jeunes filles » et qui vendait le riz de la CARITAS. Entendu par des enquêteurs du TPIR, il avait déclaré: « J’ai vu NYANDWI avec les attaquants, il a quitté sa soutane pour prendre un fusil et tirer. Il a violé des filles qui sortaient en pleurs de sa chambre et qui disaient avoir été abusées sexuellement. »

« Vous confirmez »? lui demande le président. Le témoin confirme en soulignant qu’il est confiant dans la justice d’un pays qui entretient de bonnes relations avec le Rwanda.

Monsieur le président lui  fait remarquer qu’il est hors sujet, Si ce dernier lui dit qu’il existe de nombreuses contradictions entre les déclarations qu’il a faites devant les enquêteurs et ce qu’il dit aujourd’hui, c’est « parce qu’on lui a attribué des propos qu’il n’a jamais tenus ou qu’on a oublié de noter ce qu’il avait réellement dit.

Lorsque la défense prend la parole à son tour, maître LEVY souligne les mêmes contradictions que monsieur le président. Devant le TPIR, le témoin dit ne s’être pas contredit: « Je n’étais pas à l’aise. Nous avions peur. »

Mêmes contradictions lorsqu’il parle de NYANDWI! Au témoin à qui maître LEVY fait remarquer qu’il parle pour la première fois de la présence de Laurent BUCYIBARUTA à KADUHA, monsieur NKERAMUGABO répond, imperturbable:  » Je ne répondais qu’aux questions qu’on me posait. Je témoignais alors sur SIMBA.

En conclusion, un témoin peu crédible qu’on aimerait pouvoir oublier.

Audition de monsieur Claude NDORIMANA, partie civile.

Je voudrais vous faire part  du chemin que j’ai traversé pendant le génocide contre les Tutsi en 1994. Quand j’ai grandi, je n’ai vu que mon père, je ne voyais pas ma famille paternelle, pas mon oncle paternel, pas mon grand-père paternel. En réalité, la famille de mon père faisait partie des chefs à l’époque, toute cette famille a été tuée en 1963 et seul mon père a survécu.

Quelque mois avant 1994, durant l’été 1993, mon père est décédé. En 1994, j’étais en deuxième année du secondaire, j’étais élève à l’école agri-vétérinaire de KADUHA. C’était une école très voisine de la paroisse de KADUHA. A ce moment-là, nous étions en vacances et nous nous apprêtions à revenir à l’école. Au réveil du 7 avril, nous entendions fréquemment les communiqués radiodiffusés faisant état de l’attentat contre le président HABYARIMANA, qui était décédé. La situation a continué à évoluer, nous avions peur. Dans l’après-midi, nous avons été informés que celui qui était comptable de la commune de MUKO ainsi que sa famille venait d’être tué. La mort de cet homme et de sa famille nous a été communiquée le 8. Vers 15H, est arrivée en courant un femme qui habitait en contrebas de notre domicile. Elle a dit à ma mère que SEMANZI, qui était instituteur à l’école primaire, venait d’être tué en contrebas de chez nous. La femme a indiqué qu’elle avait de la compassion en nous désignant, nous les enfants garçons. Dans ma fratrie nous étions au nombre de 7, elle désignait donc mon grand-frère et moi. Quand nous avons appris l’assassinat de SEMANZI, nous avons eu peur, et j’ai demandé à ma mère si ce n’était pas mieux que nous allions dans les faux plafonds. Ma mère m’a dit que ce qu’ils font en premier lieu, c’est incendier la maison, je lui ai proposé d’aller à RUDEGO, une grande colline juste en face de chez nous. Elle m’a dit que les collines et les montagnes étaient aussi incendiées. Elle m’a dit que le seul moyen de survivre c’était d’aller à la paroisse de KADUHA.

Nous sommes immédiatement parties et je n’ai rien pris avec moi. J’avais fait ma valise pour retourner à l’internat, mais ma mère nous a dit que nous devions porter des pantalons, une chemise et une veste. Ainsi, nous sommes partis. De chez nous, des collines nous empêchent d’avoir une vue sur KADUHA. Mais, une fois au sommet, nous avons commencé à voir de la fumée du côté de KIBUYE, vers ce qui était alors la commune de MUKO. Donc, nous ne sommes pas arrivés à KADUHA le même jour, il venait d’être 18H. Les gendarmes étaient déjà arrivés à KADUHA, nous nous sommes dit que c’était un danger si nous nous y rendions. Nous étions à environ 2 km de KADUHA, et à cet endroit-là habitait un cousin de mon père et nous avons passé la nuit chez lui.

Le lendemain, nous avons poursuivi notre route, nous sommes allés à KADUHA. Les Tutsi y étaient très nombreux. Comme je vous l’ai dit, j’étudiais à une école non loin de là, tout près de la paroisse. Là, il y avait mes collègues, élèves originaires des régions où les batailles opposaient le FPR à l’armée gouvernementale. Ceux-là ne rentraient pas lorsque nous étions en vacances, ils restaient à l’école. Je les ai vu assis à la clôture de l’école. J’ai dit à mon grand-frère que j’allais dire bonjour à mes collègues de classe. Arrivés à leur hauteur, ils m’ont dit bonjour et m’ont demandé si moi aussi je fuyais et j’ai dit oui. Je n’ai pas voulu leur dire la vérité sur ce que je fuyais. Je leur ai dit qu’après avoir pris connaissance de la mort du Président, il y avait eu des troubles à la campagne. Je leur ai dit qu’on s’en prenait aux gens riches, et que comme ma famille était riche, que c’était pour cela que nous fuyions pour ne pas être pillés, voire même tués. Ils ont dit que le directeur avait dit que s’ils voyaient des élèves parmi les réfugiés il fallait les laisser entrer. Une fois à l’intérieur de l’école, j’y ai trouvé mes compagnons et en tout nous étions onze. Nous avons donc vécu là-bas. C’est dans cet établissement que nous avons trouvé des gendarmes, dont d’autres disaient qu’ils venaient assurer la sécurité des gens de la paroisse. Je n’ai pas eu le temps de dire au revoir à mon grand-frère, car après qu’il m’a autorisé à rentrer, ils m’ont dit qu’il était interdit de retourner à cette porte d’entrée. J’ai continué de suivre les informations quant à la vie que menait ma famille. Il y avait là-bas un des cuisiniers qui préparaient de la nourriture pour nous, une connaissance qui était notre voisin. Ce cuisinier me donnait des informations et me disait que toute ma famille était arrivée à la paroisse de KADUHA. Compte tenu du très grand nombre de personnes à la paroisse, l’église était pleine ainsi que tous les autres bâtiments environnants. La plupart d’entre eux avait fui sans rien prendre avec eux. Au fur et à mesure que le temps avançait, s’ajoutaient beaucoup d’autres, et à un certain moment ils ont eu très faim. Mon école était voisine d’un établissement d’une religieuse nommée MIRIGHITA. Celui-là envoyait des gens du personnel qui venaient utiliser les grosses marmottes de l’école pour préparer de la bouillie aux enfants et aux femmes faibles.

Si j’essaie d’aller rapidement, entre le 18 et le 20, ces gendarmes en question sont entrés dans l’établissement avec toutes sortes d’armes traditionnelles. Les élèves réfugiés qui vivaient dans les mêmes dortoirs que nous, nous ont dit qu’il s’agissait là de toutes les armes des réfugiés Tutsi avec lesquelles ils avaient fui et dont on venait de les dépouiller. Dans la nuit du 20, vers 20H, un prêtre du nom de Albert NYANDWI, qui était en même temps mon professeur de religion, a quitté son presbytère pour venir vivre avec nous, et est entré avec des jeunes filles. Je ne souviens qu’il a dit: « Vous, mes élèves, venez m’aider à déposer mes effets », et nous l’avons donc aidé à transporter ses effets, ses valises dans la chambre près de la sortie. Nous étions à quatre et il nous a donné cent francs chacun. A l’aube du 21, nous avons été réveillés par l’explosion de deux grenades. Directement après ces explosions, ont suivi sans tarder directement des balles. Ce que je ne vous ai pas dit encore c’était qu’entre le 15 et le 21 venaient des attaques contre les Tutsi et les gendarmes tiraient en l’air et les repoussaient. Donc, après l’explosion de grenades, ils ont commencé à tirer, nos collègues élèves avaient chacun reçu une machette. Parmi eux, un qui savait manier les armes, KAZUNGU, a reçu des gendarmes un fusil ainsi que des grenades. Il était en première année et moi en deuxième. Il était plus âgé que nous, il avait un retard dans sa scolarité. On tirait de partout, certains utilisaient des machettes. En ce qui  me concerne, lorsque j’ai entendu le bruit des balles, je me suis appuyé contre un mur de l’école, j’avais une vue juste devant moi sur le muret de l’église. Je voyais les gens qui tombaient atteint par les balles au moment où d’autres étaient découpés. Mais, avant que je n’aille me cacher contre le mur, nous étions tous sortis (les élèves) car nous pensions que nous allions mourir. En fait, lorsque je me suis rendue près du mur, ce n’était pas pour me protéger, mais c’était pour mieux voir ce qui s’était passé de l’autre côté. Avant d’aller à ce mur-là, lorsque nous sortions du dortoir, nous voyions ce qui se passait de l’autre côté, à l’hôpital de KADUHA où l’on taillait les gens. Le responsable de ces gendarmes, qu’on disait adjudant mais dont je ne me souviens pas du nom, a dit: « Courage, courage, courage ». Comme il était tout près de nous, nous l’avions dit par crainte de lui pas pour autre chose car ce « courage » dont il était question, incitait à tuer nos proches.

Ceci s’est poursuivi ainsi et c’est quand l’adjudant est passé que je me suis enfui. J’ai observé comment ils fusillaient et découpaient les gens tout en leur lançant des grenades. Je voyais bien la route qui venait de l’église et qui entre dans l’établissement médical, je voyais que tout cet endroit était jonché de corps, sur la route allant dans l’établissement. Ils ont continué ainsi à tuer les gens, et à 13H, ils ont eu comme une petite pause et les élèves sont venus et ils nous ont dit que nous pouvions venir prendre une petite pause déjeuner , et que les balles étaient en train de s’épuiser. Ces propos étaient tenus par KAZUNGU, l’élève au fusil. Il a dit qu’il avait pris un fusil, qu’il avait tiré encore jusqu’à ce qu’il ait rempli la cour de l’école primaire avec les corps des Tutsi. Nous sommes allés manger mais nous n’avions pas d’appétit pour ça, pas le coeur à manger. Alors qu’ils prenaient cette pause, les gendarmes sont revenus à l’école, ainsi que les élèves qui étaient partis avec eux dans les attaques, et sont entrés également d’autres gens dirigeant les attaques. Ils sont donc entrés dans l’établissement scolaire pour partager le repas avec eux. Mais, au chef cuisinier du nom de Gérard GAKUBA, ils lui ont réclamé sa carte d’identité, ils ont constaté qu’il était Tutsi et il lui ont demandé ce qu’il faisait ici car les Tutsi étaient partis depuis longtemps. Son fils, qui était à la paroisse, avait escaladé la clôture pour rejoindre son père à l’école et ainsi avoir la vie sauve. Alors qu’ils lui demandaient cela, ils ont demandé sa carte d’identité, et lui ont demandé de les suivre, lui et son fils sont ainsi partis et les élèves ont aussi dû présenter leur carte d’identité. Nous étions encore petits, un âge où nous n’avions pas encore fait de cartes d’identité et parmi nous un élève effectuait son stage sanctionnant les études secondaires, lui avait une carte d’identité. Quand il l’a présentée, ils ont vu qu’il était Tutsi et ils lui ont demandé de suivre les deux hommes, à savoir le chef cuisinier et son fils. Ils sont ainsi partis et tout de suite nous avons entendu le bruit d’une balle. Comme nous n’avions pas de cartes d’identité, ils nous ont dit de retourner dans les dortoirs et nous avons entendu un tir. Un laps de temps d’environ trente minutes s’est écoulé et nous avons vu revenir l’élève Philippe HATEGEKIMANA. Il nous a dit que Gérard venait de le fusiller de derrière et qu’une balle avait atteint de la nuque son cerveau et que son fils avait été tué à coups de gourdin. Quand ce fut le tour de Philippe, le directeur est intervenu, et il avait dit que c’était son petit inyenzi et qu’il allait le tuer lui-même. Ainsi nous avons regagné les dortoirs. Vers 14h/15H, les bruits de balles ont repris. Ils ont tiré beaucoup, et cette fois ils ont dit qu’ils avaient su qu’il y avait un Inkotanyi avec comme arme un mortier caché dans le dortoir des prêtres. Ils faisaient allusion à notre professeur de biologie, Denis KANYARUSHOKORO. Ils le craignaient car non seulement il était jeune, mais il pratiquait le karaté. Ils ont tiré en disant qu’il était recherché, ils l’ont sorti et l’ont abattu sur le coup et c’est les élèves qui à leur arrivée me le disaient. La nuit est ainsi tombée et le 21 nous avons regagné les dortoirs pour dormir.

Le lendemain, le 22, les élèves sont repartis porter main forte aux attaquants, en achevant les personnes pas complètement mortes. C’était donc le 22, et le 23: ce fut pour moi un jour qui sort de l’ordinaire, on avait tué le 21 et le 22 on a tué ceux qui respiraient encore. Le 23, c’était le jour de l’enterrement des personnes mortes dans l’église et dans l’établissement. Nous autres, les élèves, nous avions comme obligation d’enterrer les personnes mortes dans l’école. Il n’y avait pas de mur de séparation entre la forêt de l’école et le bois de l’église. Quand beaucoup de gens sortaient de l’église, ils couraient vers l’école en pensant avoir la vie sauve, ce qui avait fait que beaucoup de gens avaient été tués dans l’école. Très tôt le matin, nous avons procédé à l’ensevelissement. Nous autres, les onze élèves Tutsi ainsi que les autres élèves qui ne rentraient pas chez eux durant les vacances, ainsi que les personnels de l’école dont les cuisiniers et vachers, avons enterrés tous les Tutsi tués au sein de l’école. Pour certains, nous les  enterrions alors qu’ils respiraient encore. Parmi ces derniers, j’ai trouvé le cadet de ma famille, qui n’avait que six ans. Cette cadette de ma famille s’appelait Angélique.  Je l’avais trouvée dans le bois et quand je l’ai trouvée elle respirait encore et n’était pas complètement morte. J’ai tenté de lui parler, mais elle ne pouvait pas répondre. J’ai tourné ma tête, mes collègues l’ont enterrée mais je n’ai rien dit. Ce qui m’afflige et quand j’y pense aujourd’hui, c’est comme si ça s’était produit hier. Quand on y jetait quelqu’un, avant qu’on y jette le suivant, on y mettait de la terre, on pouvait voir la terre bouger par le rythme de la respiration.

J’ai gardé courage, vous me voyez pleurer aujourd’hui, mais je ne pleurais pas. À midi, nous arrêtions pour manger, A mes compagnons d’infortune, parmi les onze, je leur ai dit:« C’est comme si aujourd’hui j’étais moi même mort » et je leur ai dit ce qui s’était passé. Les enterrements se sont ainsi clôturés et nous sommes restés comme des réfugiés  jusqu’au mois de juin. Vers la fin de ce mois-là, il y avait une autre école à KADUHA enseignant les sciences, et dans cette école il y avait beaucoup d’élèves Tutsi car eux n’étaient pas encore partis en vacances et étaient tous encore à l’école. Ils disaient qu’ils allaient nous tuer après avoir tués les élèves de l’école de sciences. Alors que notre directeur nous tenait des propos blessants, le leur leur parlait gentiment. Le notre disait que lorsque les Inkotanyi allaient prendre le pouvoir, ceux qui avaient fait de beaucoup d’études allaient immédiatement être promus députés. Ils nous donnaient des sobriquets, on ne nous qualifiait plus de Tutsi, on nous affublait de surnoms. Nous entendions parler d’un certain Tito, qui dirigeait les délégations du FPR, lors des négociations du FPR lors des accords d’ARUSHA. On m’a surnommé aussitôt Tito RUTAREMARA, et même aujourd’hui, quand je rencontre des gens que je n’ai pas vus depuis longtemps, certains pensent que c’est mon nom.

En juin, vers 11H, à l’intérieur de l’école sont arrivés en uniformes onze Interahamwe, ils avaient aussi des fusils et des uniformes militaires. Ils m’ont aperçu, et à ce moment-là j’étais maigre et je faisais la même taille que maintenant. Je dis aux gens que ma croissance à cessé, et je n’avais que 16 ans. Quand ils m’ont vu maigre et de taille élancée, comme ils disaient que les Tutsi étaient maigres et de taille élancée, ils disaient que s’ils passaient par là où nous étions, ils vont découvrir à l’intérieur au moins une vingtaine de Tutsis. Ils s’adressaient à nous. Au retour, nous nous sommes retrouvés en face de camions qui transportaient des militaires français. Le directeur de l’école des sciences qui avait chez lui beaucoup de Tutsi, avait su que nous avions été livrés et que c’était les onze Interahamwe qui allaient nous tuer. Lui n’était pas parti avec le véhicule de l’école. Nous ne savions pas comment il avait procédé pour se déplacer. Toujours est-il que les militaires français avaient leur campement à MURAMBI. Ils sont donc arrivés rapidement et ont surpris les Interahamwe avant qu’ils ne nous tuent. Quand ils sont arrivés sans pouvoir retourner dans les dortoirs, ils nous ont dit de venir directement dans la cour intérieure. Ils nous ont demandé si on préférait rester sur place ou aller ailleurs. Nous avons dit d’aller ailleurs et nous sommes montés dans les camions des militaires et nous étions bien gardés. Ils nous ont fait rentrer dans l’école des sciences, une fois à l’intérieur nous nous sommes retrouvés avec d’autres blessés soignés au centre de santé et à l’hôpital de KADUHA. En tout, nous étions 101 personnes, si ma mémoire est bonne. A part les onze; ainsi que la quarantaine des écoles, nous étions les seuls à ne pas avoir de blessures sur notre corps. Parmi les personnes que nous avions retrouvées là-bas, comme c’était en période pluvieuse, et que ceux qui n’étaient pas complètement morts étaient emportés par cette eau, ce sont ceux-là qui ont été soignés et qui ont retrouvé la vie et que nous avons retrouvés là-bas. Vous pouvez vous demander comment nous pouvions dormir avec les élèves avec des machettes et grenades sans qu’ils nous tuent.

Au fur et à mesure que les combats s’approchaient et que l’armée gouvernementale perdait, ils nous disaient qu’avant de fuir, ils allaient nous tuer. Ils ont été pris de court par l’arrivée des militaires qui nous ont pris avec eux et ils avaient prévu de nous tuer ce jour dans le courant de l’après-midi. Vous pouvez comprendre quel genre de dirigeants nous avions: si un directeur autorisait les élèves à dormir avec des machettes à la vue et au su de tout le monde. En ce qui concerne les personnes qui entraient dans l’école, il y avait un maçon, ils lui ont demandé de creuser sa propre tombe et de vérifier s’il  rentrait bien dedans. Il a creusé toute l’après-midi, les gendarmes qui étaient là ont supervisé les élèves et sont allés le tuer et ont mis sur lui la terre qu’il avait creusée .Je rajoute que cette période que nous avons passée à KADUHA, nous vivions dans le même établissement que Robert NYANDWI, qui était mon professeur de religion, il vivait dans sa chambre avec des jeunes filles. Dans ses déplacements, il se déplaçait à moto et chaque fois qu’il se déplaçait c’était avec son fusil en bandoulière.

Nous sommes arrivés à MURAMBI, nous y sommes restés. Lorsque le gouvernement a été mis en place, nous y étions encore. Nous nous entretenions avec les militaires français et nous leur avons demandé s’ils allaient nous garder ici, mais avant on avait demandé aux adultes instruits de passer par le camp pour aller dans la zone du FPR, et de signer. Je faisais parti de ceux qui circulaient pour faire signer et nous avons fait signer environ 800 personnes. Dans le camp, nous étions mélangés avec les Tutsi pris dans les collines et aussi avec d’autres personnes fuyant les combats au sud  de BUTARE. Après avoir collecté les signatures, les responsables ont demandé aux militaires français de nous aider à arriver dans la zone sous contrôle du FPR. Ce fut ainsi fait et à un moment sont arrivés des camions et toute personne souhaitant entrer dans la zone du FPR devait renter dans ces camions. C’est ainsi que nous avons survécu.

Ce que je ne vous ai pas encore dit, concernant la famille directe, mon père était décédé en été 1993, et le génocide est survenu en avril 1994. Donc nous étions avec maman et avec les membres de ma fratrie: nous étions au nombre de sept. Après avoir survécu, nous nous sommes retrouvés à trois : moi et mes deux soeurs. En ce qui concerne ma famille du côté paternel, il n’y avait plus personne, tous avaient été tués en 1963. Du côté maternel, c’était une grande famille, il avait neuf enfants et personne n’a survécu. Il en est de même de ma grand-mère maternelle tuée à KADUHA. Tout comme les trois grandes soeurs de ma mère ainsi que leurs familles, elles ont aussi été tuées. Ce qui fait que de ma famille rapprochée, mes oncles et tantes et cousins, il y a facilement 70 membres tués. Je vous remercie d’avoir prêté une oreille attentive à mes déclarations.

Président : Je vous remercie aussi pour votre témoignage qui est très émouvant, mais compte tenu de l’heure, nous allons devoir interrompre l’audience. Si on peut en fin d’après-midi, on va vous demander de revenir pour vous poser des questions.

Vue l’heure tardive à laquelle le témoin est invité à revenir à la barre, peu de questions seront posées. Sur question de monsieur le président, monsieur NDORIMANA va évoquer sa vie actuelle. « Ce génocide a eu un énorme impact sur ma vie. J’ai eu la chance d’étudier, de me marier, d’avoir des enfants. Ces derniers me demandent parfois si je n’aurais pas une petite photo de grand-père, de grand-mère, de mes frères et soeurs. J’ai beau leur dire qu’ils ressemblent à tel ou tel, ils ne sont pas satisfaits.

En 1963, même si le génocide n’a pas été reconnu, la famille de mon père a été décimée. La spécificité de GIKONGORO? Dès le 7 avril on a commencé à tuer. »

Une dernière question posée par le ministère public qui veut savoir si, à propos des armes traditionnelles récupérées sur les réfugiés les 18/19 avril, on peut parler de « fouille ». Le témoin évoque l’attaque du 15 avril. Les gendarmes tiraient en l’air pendant que les réfugiés se défendaient avec leurs « armes traditionnelles » et des pierres. On leur a confisqué ces armes pour qu’ils ne puissent pas se défendre.

Audition de monsieur François SHIKAMA, en visioconférence du Rwanda.

Présentation.

Pas de déclaration spontanée.

Président : Quelle est votre activité professionnelle ?

François SHIKAMA : Je suis agriculteur.

Président : En 1994, quelle était votre profession ?

François SHIKAMA: Agriculteur maintenant et avant.

Président : Aujourd’hui habitez-vous au même endroit qu’en 1994 ?

François SHIKAMA: Oui.

Président : Pouvez-vous nous dire si l’endroit où vous habitiez est éloigné de la paroisse ?

François SHIKAMA: Environ 30 minutes de marche.

Président : Etiez-vous marié en 1994 ?

François SHIKAMA: Oui.

Président : Aviez-vous des enfants ?

François SHIKAMA : A l’époque, j’avais un enfant.

Président : Que s’est-il passé en 1994 ?

François SHIKAMA : Avant qu’on ne commence à tirer à l’église ou voulez-vous que je parle comment la guerre a commencé ?

Président : D’abord, avant 1994, faisiez-vous partie d’un mouvement politique ? d’un parti politique ? Avez-vous participé à des réunions ?

François SHIKAMA : Nous avons participé à des réunions.

Président : Quelles réunions ?

François SHIKAMA : J’ai pris part à une réunion qui s’était tenue à la place du marché de KADUHA.

Président : Quand est-ce que c’était ?

François SHIKAMA : Je ne me souviens pas de la date, mais c’était avant qu’on tire à l’église.

Président : C’était quelques jours avant ? Quelques semaines avant ? Quelques mois avant ?

François SHIKAMA : Je dirai une semaine avant.

Président : Le président HABYARIMANA était-il déjà mort ?

François SHIKAMA : Non, il n’était pas encore mort.

Président : Qui a participé à cette réunion et quel était l’objet de la réunion ?

François SHIKAMA : Cette réunion était dirigée par le sous-préfet Joachim, Laurent BUCYIBARUTA, l’abbé NYANDWI, ainsi qu’un commerçant qui s’appelait MPAMYABIGWI. Les autres étaient des citoyens ordinaires.

Président : C’était un commerçant de KADUHA ?

François SHIKAMA : Il était originaire de MUSEBEYA, à part qu’il exerçait ses activités commerciales à KADUHA.

Président : Que s’est-il dit à cette réunion ?

François SHIKAMA: Dans cette réunion, on nous a dit que nous connaissions l’ennemi, que c’était les Tutsi.

Président : Avez-vous vu le sous-préfet dire cela ?

François SHIKAMA : Oui, le sous-préfet Joachim, je l’ai vu.

Président : Avez-vous vu le préfet Laurent BUCYIBARUTA dire cela ?

François SHIKAMA : Oui, on donnait la parole à l’un, il se levait et parlait, et après c’était le tour de l’autre et ainsi de suite.

Président : Et le curé NYANDWI aussi a dit cela ?

François SHIKAMA : A la place du marché, je n’ai pas entendu ce prêtre prendre la parole à part qu’il détenait un fusil comme quelqu’un qui assure la sécurité.

Président : Donc, il était là pour servir de garde du corps du préfet et du sous-préfet ?

François SHIKAMA: Oui, il détenait un fusil de type Kalashnikov.

Président : Vous connaissez bien le curé NYANDWI ?