
By Alain DESTEXHE*
Avant 1994, il y avait dans le massif du Masisi, au Kivu, plus de 100 000 têtes de bétail, principalement détenues par des Tutsis. Simon, un éleveur tutsi, en possédait 500, ce qui faisait vivre plusieurs dizaines de travailleurs.
Il affrétait régulièrement des avions frigorifiques pour envoyer de la viande de Goma vers Kinshasa. « Avec quelques vaches au départ, on pouvait rapidement en avoir plusieurs centaines, tant la demande de la capitale était importante », explique-t-il. Simon était donc un éleveur prospère, et ils étaient des dizaines comme lui.
À partir de 1994, sa vie bascule avec l’arrivée massive, dans les camps de réfugiés autour de Goma, de populations hutues ayant commis le génocide des Tutsis sur ordre du gouvernement intérimaire, avant de fuir vers le Congo et la Tanzanie.
Peu de temps après, l’armée rwandaise, en déroute, et les milices, vaincues, réalisent qu’il existe, à quelques dizaines de kilomètres, d’immenses cheptels de vaches. Elles commencent à les tuer, soit pour consommer la viande, soit simplement parce qu’elles appartiennent à des Tutsis. Les Hutus congolais, avec qui les relations étaient jusque-là normales, voire cordiales, commencent eux aussi à exprimer une solidarité ethnique avec les Hutus rwandais présents dans les camps. Parfois jaloux de la richesse de ces Tutsis qui les emploient, ils se montrent de plus en plus hostiles.
L’année suivante, la situation devient intenable. Simon tente une première fois d’emmener quarante vaches au Rwanda, mais la seule route, du massif vers Goma, passe au milieu des camps de réfugiés où ses vaches sont décimées. Lui-même ne doit sa survie qu’à la corruption de l’armée congolaise.
À plusieurs reprises, il doit payer pour éviter d’être arrêté ou pour sortir de prison. La liberté a un prix, qui varie en fonction de sa fortune : pour Simon, c’est 5 000 dollars.
Désormais, il n’y a plus de sécurité dans les campagnes. Dans les rues de Goma, les Tutsis, entourés de camps de réfugiés hostiles peuplés de Hutus et soumis à la discrimination et à l’arbitraire de l’armée congolaise, sont de plus en plus menacés d’arrestation ou d’assassinat. Ils sont abandonnés par le régime déclinant de Mobutu, qui jusque-là les avait plus ou moins protégés.
Ils commencent à fuir en masse vers le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi, où ils sont encore aujourd’hui plusieurs centaines de milliers, dont 80 000 au Rwanda.
Simon parvient à faire fuir sa propre famille dans un camion de l’armée congolaise, de nuit, en corrompant les officiers. Mais une partie de sa famille élargie sera tuée dans les mois qui suivent.
Toutes ces années, il a vécu à Gisenyi/Rubavu, au Rwanda, à la frontière avec le Congo. Depuis la victoire du M23 fin janvier 2025, il est revenu à Goma, où il occupe désormais des fonctions importantes au sein de la nouvelle administration du M23/AFC.
Après avoir perdu tous ses biens, après avoir frôlé la mort, lui et sa famille, après avoir perdu des proches, après avoir vécu 30 ans en exil, qui peut imaginer que Simon et ses semblables accepteraient de se remettre sous l’autorité prédatrice et corrompue de Kinshasa ?
Qui pourrait croire que, pour Simon, le problème réside dans la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale du Congo, comme le proclame la communauté internationale ?
Pour lui, comme pour des milliers d’autres, la victoire du M23 représente tout simplement la possibilité de vivre en paix dans son pays.
Ceci termine provisoirement cette série #Kivu2025. Je vous remercie de m’avoir lu. (Fin).
*Alain DESTEXHE, Sénateur honoraire belge, Ancien secrétaire général de Médecins sans frontières (MSF) international, Initiateur en 1997 de la Commission d’enquête du Sénat belge sur le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994.