Jean Chatain: Journaliste et témoin du génocide des Tutsis

Jean Chatain avec deux soldats du FPR sur le pont Rusumo au Rwanda en mai 1994.

By Laurence Dawidowicz*

Kigali: Jean Chatain est décédé le 5 décembre 2019, à 77 ans. Le plus bel hommage à lui rendre est de lire ses articles, comment vous y inciter ?

À l’été 1964, il participe à un chantier de solidarité avec les jeunes algériens du Front de libération nationale (FLN). Il adhère d’abord au PSU, puis rejoint le Parti communiste français en 1966. Les luttes de libération dans le monde et l’anticolonialisme resteront ses boussoles. Au début des années 1990, il rejoint le service international de l’Humanité.

Chatain n’était pas spécialiste de l’Afrique et encore moins du Rwanda, mais à la fin de 1993 il doit succéder à Claude Kroës, décédé subitement, qui fut l’un des premiers journalistes français à faire connaître la lutte du Front patriotique rwandais (FPR) contre la dictature du général Habyarimana. Le premier article de Jean Chatain dans l’Humanité est paru le 9 avril 94 (toujours en ligne sur le site de l’Humanité). Jacques Morel, sur son site, recense 160 articles témoignant du génocide, des responsabilités françaises, de leurs négations aussi.

Il est alors un des rares témoins européens à faire des reportages sur les massacres que les soldats du FPR découvrent au fur et à mesure de leur avancée. Dans un langage très sobre mais empreint d’émotion, il décrit l’horreur du génocide des Tutsis, celle qui fait hurler le « gosse de Gahini ».

Ses récits témoignent de faits inédits tels les massacres dans la région de Kibungo à l’est du Rwanda, celui de Kiziguro qui lui fait utiliser le mot génocide le 30 avril 1994. Son voyage au bout de l’enfer se poursuit avec le massacre à l’hôpital de Gahini, ceux des paroisses de Zaza (L’Humanité, 30 avril 94) et de Kabarondo, le charnier de la paroisse de Rukara (L’Humanité, 2 et 18 mai 94), « Le torrent des suppliciés » à Rusumo (L’Humanité, 10 mai 94), les fosses communes de Nyamirambo (15 juillet 94).

Dès son article du 30 avril 94 (Voyage au bout de l’horreur), il s’interroge : «  Ce charnier existe, je l’ai vu, et puis après ? (…) la photo-preuve est matériellement impossible aujourd’hui. (…) Alors, cette atrocité sera-t-elle gommée de la mémoire ? Après tout, il y a bien en Europe des gens qui nient les chambres à gaz et les crimes nazis contre l’Humanité ! Si l’on peut nier un génocide, pourquoi n’en réfuterait-on pas un autre ? Y aura-t-il un jour des « révisionnistes » rwandais et un Faurisson africain ? ».

Depuis, on sait trop que la négation du génocide a été concomitante à celui-ci et qu’elle est encore à l’œuvre dans les prétoires mais aussi dans la presse, et dans un pays comme la France qui héberge de nombreux Rwandais accusés de génocide il a fallu réformer la loi sur la presse pour que la négation soit un délit que l’on peut poursuivre devant les tribunaux.

Il a fallu aussi attendre 2019 pour que le parquet français enquête de son propre chef sur les Rwandais suspectés de génocide se trouvant sur son sol… Chatain attendait avec nous que cela soit aussi le cas pour les Français également suspectés de complicité de ce crime. « S’il n’y avait pas eu avant les canons français, les massacres de 1994 n’auraient pu avoir lieu », écrit-il déjà dans L’Humanité du 7 septembre.

Le génocide était soigneusement programmé. Les représentants de la France au Rwanda et les « hommes de l’Elysée » ont refusé de voir ou de tirer des conséquences de l’évidence, répétait-il depuis vingt-cinq ans. En 2014, il s’élève contre « le négationnisme, une constante française  », titre de son article publié en décembre 2014 dans la revue Les Temps modernes. Il a déposé aux archives de la Seine-Saint-Denis ses centaines de négatifs, photos réalisées au Rwanda et utilisées récemment par le Mémorial de la Shoah pour son exposition sur les génocides.

En 2016, il est appelé à déposer en tant que témoin de contexte devant la Cour d’assises de Paris lors du procès de l’ancien bourgmestre de Kabarondo, Tito Barahira et de son successeur Octavien Ngenzi.

Les reportages de Jean Chatain étaient emprunts de retenue et d’empathie pour les victimes. Il s’exprimait avec des mots sans affectation, sans artifice de style. On peut relire certains de ses « papiers » dans son livre Paysage après le génocide (Ed. Le Temps des Cerises, 2007). Et les éditions Izuba s’apprêtent à publier une compilation de ses articles sous le titre Nuit et brouillard sur le Rwanda.

Un Journaliste intègre

Après le génocide des Tutsi au Rwanda, Jean Chatain a continué à couvrir, jusqu’à la fin de sa carrière, l’actualité de la politique africaine de la France, mais aussi les résistances françaises et africaines à cette dernière, et les luttes pour une réelle indépendance.

Contrairement à certains de ses collègues d’autres médias, il n’a jamais trouvé de circonstances atténuantes aux dictatures soutenues par la France et son indignation n’a jamais été ni sélective ni fonction de la direction du vent que soufflait le quai d’Orsay à l’oreille de certains.

Un exemple parmi d’autres : en novembre 2014, alors que toute la presse française n’a d’yeux que pour le sort des ressortissants français obligés de quitter la Côte d’Ivoire, et que nombre de journalistes relaient sans sourciller les mensonges de l’armée française, Jean Chatain fut le premier à s’intéresser aux « témoignages venant d’Abidjan et de Yamoussoukro [qui] s’accumulent, concernant le caractère massif et aveugle de la répression par les soldats de “Licorne”  » (L’Humanité, 11/11/04) et le seul à publier ensuite un article entièrement consacré aux victimes ivoiriennes des militaires français (L’Huma hebdo, 13/11/04). (Fin).

*Cet article a été rédigé le 5 janvier 2019 (mis en ligne le 11 mai 2020) par Laurence Dawidowicz sur : Rwanda. Complicité de la France dans le génocide contre les Tutsi au Rwanda. Source : https://survie.org