Pour un passant ou un visiteur étranger, les deux collines ressemblent aux autres du Rwanda. Mais quand on aborde l’unité et la réconciliation en cours de reconstruction dans le pays, l’on est vite choqué d’apprendre la cruauté et la barbarie qui tissent l’histoire de ces deux collines qui se regardent depuis la nuit des temps, depuis que le Rwanda et ses collines existent.
Avant le génocide de 1994, le village de Giheta, situé à l’est, avait une particularité de n’être habité que par des Tutsi, même s’il comptait quelques ménages hutu. A force d’inoculer une forte dose de propagande et de haine pour exterminer les Tutsi, comme le faisaient la Radio RTLM (Radio Télévision des Mille Collines) et ses fondateurs, les habitants de Giheta se sont réveillés, un certain funeste matin d’avril 1994, agités par une barbarie démoniaque infernale indescriptible et destructrice sans commune mesure. Durant deux jours, ils ont mis à feu et à sang leur colline voisine de Ruseke.
Le terme romain «ferro ignique » qui signifie mettre au fer (épée) et au feu est sans doute le vocable le plus expressif d’une cruauté d’antan rééditée au grand jour au Rwanda. Il reste à imaginer les hurlements dans l’agonie et les cris de désespoir innommable qui ont jailli de la bouche des innocents enfants, femmes, vieillards et adultes, qui ont péri dans une orgie infâme et que les caméras du monde moderne n’ont pas retenue pour la postérité.
Heureusement que le bas projet de rayer de la carte une espèce humaine ne sourit pas toujours à ceux qui l’ont ourdi. Tous les habitants de Ruseke n’ont pas péri. Quelques survivants de Ruseke témoignent pour éclairer ce passé sombre. Certains habitent la capitale Kigali, située à une vingtaine de km du site de l’hécatombe. D’autres ménages tutsi habitent toujours Ruseke et tentent de rebâtir la vie avec leurs voisins d’en face.
« Ce ne fut pas facile au début. Quand les enfants de Giheta descendent la colline pour puiser l’eau de la source en bas, ils fuyaient à la vue des enfants de Ruseke. La même peur et la même méfiance habitaient aussi les adultes des deux côtés », indique le jeune homme Jean-Claude Mutarindwa, responsable de l’umudugudugu Giheta, et symbole du Rwanda nouveau.
Mutarindwa est conscient du lourd et pénible héritage entaché de sang qui porte la génération de son temps. « Presque tous les hutu de Giheta, nos pères, ont tué et volé à Ruseke. Entre ces deux collines, une haine a pris corps et qui réclame vengeance si rien n’est fait pour apaiser les esprits et exorciser les mauvais démons («Hari inzigo » en langue nationale le kinyarwanda). Les différentes émissions radiophoniques sur la BBC, m’ont poussé à réfléchir sur ce qu’il fallait pour renverser la situation », confie-t-il.
Mutarindwa a convoqué les habitants de sa colline. Il leur a demandé ce qu’il fallait faire pour mieux cohabiter avec les voisins d’en face. La réponse unanime a été de traverser le petit ruisseau et oser leur demander pardon.
C’est ainsi qu’un matin, 174 personnes de Giheta, houes sur l’épaule, ont investi Ruseke. Ils ont aidé leurs voisins de la place à ensemencer leurs champs avec du sorgho et du haricot durant trois jours.
« Nous avions invité le Maire de notre district de l’époque, Jean-Paul Munyandamutsa. Nous avons demandé publiquement pardon pour les crimes que nos pères de Giheta ont commis envers les familles Tutsi de Ruseke en 1994. Les habitants de Ruseke nous ont écoutés et nous ont pardonnés », a témoigné Mutarindwa.
Les dégâts que Giheta a causés pouvaient s’évaluer à environ cent millions Frw. Mais ses biens ne pouvaient même pas se chiffrer à 20 millions Frw pour les donner en guise de réparation. Les habitants de Giheta n’ont été en mesure que de cultiver 15 hectares pour les voisins de Ruseke. Juste une réparation symbolique pour que le processus de réconciliation s’amorce.
Une Coopérative Nyarubaka coffee comme lien catalyseur de la réconciliation
«Il fallait que les habitants de Giheta et de Ruseke aient une activité commune qui les amener à échanger, à travailler ensemble afin de bâtir le futur. Le coin est propice à la culture du café. Ainsi naquit en 2009 le projet de la Coopérative Nyarubaka Coffee », a encore informé Mutarindwa.
Nyarubaka étant le centre de santé et de commerce le plus proche, et que l’on prend pour un pôle local de développement, ce nom fut adopté et inséré dans l’appellation du projet.
Selon le membre et promoteur de cette Coopérative, Protogène Hategekimana, qui en est aussi son président, les membres initiaux sont des rescapés du génocide et des détenus libérés. Le chiffre des affiliés augmente et il atteint maintenant en 2011, 106 membres. L’affiliation reste toujours ouverte. La participation est de 21.000 Frw par an individu. Le capital de la Coopérative est de plus de deux millions Frw.
L’objectif était de chasser la peur et la méfiance, rapprocher victimes et bourreaux et les convaincre à travailler ensemble en mettant au point une activité utile et durable.
En cette troisième année, le résultat est qu’il n’y a ni peur ni suspicion entre habitants de Giheta et Ruseke. La production du café est en croissance : 89 tonnes en 2009 ; 93 tonnes en 2010 ; et 126 tonnes en 2011. La Coopérative travaille avec des banques. Elle a enregistré un profit de six millions Frw en 2011.
« Nous nous prêtons une assistance mutuelle. Nous faisons preuve d’humanité et nous chassons au sein de notre groupe les comportements de bestialité », a indiqué Hategekimana.
Il a précisé qu’il se rend régulièrement chez les habitants de Giheta, et qu’il y reste souvent jusqu’à une heure tardive de la soirée. Quand il rentre, ses hôtes l’accompagnent et il se sent en sécurité.
La Coopérative achète du café même aux fermiers non membres de la proximité. Ceux-ci se sentent ainsi faisant partie du projet et de l’ensemble des affiliés.
Joël Mugabowindekewe, 49 ans, qui a été condamné par les juridictions Gacaca à trois ans de prison (une année et demie de détention et une autre année et demie de Travaux d’Intérêt Général (TIG) affirme que les membres de la Coopérative ont été débarrassés de la peur et de la suspicion. Ils se sentent solidaires les uns des autres.
Mugabowindekewe s’est repenti pour avoir fait partie des miliciens qui ont tué le jeune homme Kanyemera, 18 ans, fils de Kanyemera. Les tueurs se sont réconciliés avec les membres des victimes. Mais la majorité des rescapés eux préfèrent vivre dans la capitale Kigali, à une vingtaine de km de Giheta.
Madame Daphrosa Mukarubayiza de Ruseke, rescapée du génocide de 1994, apprécie la confiance qui caractérise les ex- bourreaux et les familles des victimes.
« Nous nous rendons visite avec ceux qui ont exterminé les nôtres. Cela n’existait pas avant. Nous avons pardonné aux tueurs de nos familles pour que le futur soit envisageable », a-t-elle témoigné. (Fin)